Au début des années 2000, dans le sillage des Biolay, Bénabar, Delerm and co est apparu une nouvelle génération d'auteur-compositeur-chanteur très vite rangée sous l’appellation médiatiquement contrôlée "nouvelle chanson française". Cette nouvelle vague vocale s’apprête en 2010 à célébrer ses dix ans d’existence. Retour dans le désordre sur les albums phares (une trentaine) des trentenaires talentueux qui à leur manière décompléxée ont repris le flambeau des Murat, Miossec, Dominique A ou Katerine des années 90 dont l’écriture leur avait ouvert d’autres voies
Emily Loizeau, Pays sauvage (Polydor, 2009)
De L’Autre Bout du monde au Pays sauvage. La transition est bien choisie. Mais se teinte de larmes et d’orages, de souvenirs douloureux contrebalancés par des songes merveilleux. Emily Loizeau, "Franglaise" entre deux eaux textuelles et deux rivages musicaux, se joue à nouveau insolemment des registres et poursuit son bel envol dans le paysage francophone des voix féminines qui comptent. Quelque part entre les audaces de Camille et celles de Daphné.
Ce deuxième album affiche une étourdissante luxuriance instrumentale, un impressionnant générique de collaborations (Moriarty, Seb Martel, David-Ivar Herman Düne, Thomas Fersen, Danyel Waro) qui donnent à son répertoire neuf des allures de superproduction. Normal pour une chanteuse qui est passée des arcanes du formidable label indépendant Fargo dont elle a été la première signature francophone (parmi Andrew Bird, Alela Diane ou Neal Casal) à la machinerie rodée de la multinationale Universal Music. S’il gagne en étoffe orchestrale et en complexité ce qu’il perd en émotion immédiate, Pays sauvage comporte suffisamment de plages éblouissantes, de trouvailles sonores et d’inventivité mélodique pour espérer une belle et longue durée de vie.
Deux ans plus tôt, L’Autre Bout du monde alternait intimisme et excentricité, douces mélancolies et légèreté quasi candide, humour vachard et humeurs noires. De comptines drôles en mélodies graves, de la féerie d’une boîte à musique à des arrangements de cordes soignés, d’un filet de voix mutin à la raucité des timbres, L’Autre Bout du monde voyait Emily Loizeau habilement nuancer les propos que lui inspirait son piano. En comparaison, Pays sauvage se montre plus homogène grâce à deux lignes de force: une constante bringuebalante de la palette instrumentale et des échappées séraphiques tendance hippie-neofolk qui louchent vers Devendra Banhart. Ainsi, si la chanson éponyme "Pays sauvage" pose admirablement le décor éthéré de l’album, "Fais battre ton tambour" qui lui emboîte immédiatement le pas active plutôt le versant paysages cabossés façon Tom Waits ou les climats d’une moiteur délétère manière Willy DeVille.
Dans ce deuxième titre qui oscille entre affliction et espoir volontariste de survie, c’est un air funèbrement vagabond d’une fanfare de La Nouvelle-Orléans qui sert d’oxygène. Tandis que, plus loin, l’entrée en scène du Réunionnais Danyel Waro rajoute un zeste de maloya et de créolité au cœur du sidérant "Dis-moi toi que tu ne pleures pas". Alors que "La femme à barbe" et sa rythmique foraine enfoncent le clou sur le parti pris bohème et déluré de l’album et que "La dernière pluie", "Sister" (un brin plus chagrin par ailleurs) et "The Princess and the Toad" avec Fersen raniment la part enfantine et rêveuse chère à une Emily Loizeau comme trop coincée dans un cruel Pays des merveilles.
Si peu de chansons d’Emily Loizeau nous tirent des larmes comme "I’m Alive" sur L’Autre Bout du monde inspiré par le décès de son père, Emily Loizeau s’ingénie à retrouver des contrées hospitalières qui laissent une chance aux secondes vies, aux songes bienfaiteurs. Son Pays sauvage aux contours musicaux plus abrupts charrie paradoxalement une dimension rédemptrice. A la question "Dans l’au-delà/Faut-il aller se noyer?" ("Songes"), elle répond d’ailleurs "plus jamais". Son deuil est consommé.