La chanteuse française met fin sur scène à une année étourdissante, qui se prolonge toutefois par l'adaptation aux Etats-Unis de son album de tous les succès "Chaleur humaine". Rencontre.
Paléo Festival, 24 juillet 2015. Un petit bout de jeune femme énergique se prête avec bonne humeur à quelques brefs entretiens dans la coulisse. Aussi franche et claire dans ses intentions qu'espiègle dans son comportement, Héloïse Letissier évoque son personnage mouvant de Christine and The Queens. Un mème artistique dans la bouche duquel Christophe et Kanye West, chanson et electro, Michael Jackson et Virginia Woolf, mélancolie et dancefloor, Beyoncé et Broadway, R’n’B et hip-hop semblent sur la même longueur d'onde.
Après une pluie de distinctions, un triomphe estival et une tournée automnale qui a ajouté des Zénith français à un agenda déjà chargé, Christine and The Queens vient clore à l'Arena de Genève une année étourdissante. Dans l'attente, dès le 16 octobre, de nouvelles aventures avec la sortie de l'adaptation américaine de son premier album pop souverain, Chaleur humaine. A l'interview, la reine blanche qui a réinventé à sa façon transgenre la chanson aborde la question de l'androgynie ou les exigences physiques de cette scène qui la voit danser et chanter en noir et en mode mid tempo au coeur d'une scénographie troublante aux effets visuels contemporains et polychromes.
Vous avez vécu une année folle depuis la sortie de Chaleur Humaine. Des dates ne de concert n'ont cessé de s'ajouter et vous adaptez ce premier album pour une sortie américaine. Comment vivez-vous cet engouement public et critique?
La réponse est presque dans la question. Car il y a quelque chose d'ambivalent dans ces cas-là. C'est à la fois très beau ce qu'il se passe, avec beaucoup de moments d'euphorie et de surprises car ce succès n'a pas du tout été anticipé. En même temps, j'ai dû apprendre à gérer. Comme je n'avais rien prévu, j'ai été prise de court par cette année écoulée qui a été très sportive et éprouvante. On entre dans des logiques où tu te préserves, tu te prépares, tu te muscles, tu t'entraînes. Mon spectacle est tellement physique que je ne peux d'ailleurs pas faire plus de quatre concerts par semaine.
Et comment se préserve-t-on et se prépare-t-on ?
Il s'agit d'envisager la scène comme un sport de haut niveau. De danser, de faire du « cardio », d'avoir une excellente hygiène de vie. Je suis devenue très ennuyeuse en réalité : je prends ma tisane et je me couche juste après le concert....Non, je rigole. Mais cette discipline me plaît je crois, car mon envie absolue a toujours été de disparaître dans ce type de routine et de penser uniquement à la scène. Ce qui est parfait à présent, c'est que tout est justifié, que je n'ai plus d'excuses. Je peux rester complètement obsédée par ce que je fais tout le temps !
Peut-on rester obsédée par la scène et concentrée lorsqu'on prépare « un album US » tout en empilant les concerts?
Avec Christine and The Queens, j'ai la chance de pouvoir utiliser la scène comme un espace où le présent, le physique ou le corps te rattrapent rapidement. Ce qui peut énormément aider lorsqu'on est dans des questionnements de réécriture, de préparation et de stratégie. Au final, ce qui m'intéresse est d'aller défendre les chansons sur scène. C'est donc au contraire idéal d'avoir la soirée de concert pour tout oublier, pouvoir se projeter et laisser les gens se projeter en toi. La seule chose qui peut m'angoisser, c'est quand je me sens très fatiguée. J'ai alors l'impression que les choses vont être compliquées car je ne vais plus pouvoir me livrer suffisamment sur scène. Dans la mesure où ce qui m'intéresse est d'offrir un spectacle total aux gens, je reste très concernée par ce point : jamais je pourrais m'en foutre de me produire sur scène. Cela reste un absolu.
Comment avez-vous choisi les titres que vous alliez adapter pour les Etats-Unis, vos collaborations?
J'ai eu la chance de rencontrer une équipe qui était très motivée à vrai dire. Comme publier un album aux USA constitue une fatigue et un investissement supplémentaires, on ne se lance que si l'on sent que ça pourrait vraiment fonctionner. En l'occurrence, j'ai eu la chance de tomber sur le label américain indépendant Neon Gold, qui a d'ailleurs beaucoup de filles dans son catalogue. Leur discours, qui ne se limitait pas à sortir l'album français aux Etats-Unis, m'a plu car j'ai de nombreuses références américaines. Du fait que j'ai aussi beaucoup revendiqué cette écriture bilingue, entre les deux langues, avec certaines chansons qui ont des refrains en anglais, pouvoir pousser ainsi les choses jusqu'au bout m'a immédiatement excitée.
Vos références américaines sont-elles queer et hip-hop essentiellement?
Oui. C'est le hip-hop américain, avec Kanye West que je ne peux masquer puisque je le reprend et que j'aurais peut-être même un procès aux Etats-Unis à la sortie de la version US. Je suis aussi une grande fan de Kendrick Lamar et du phrasé de ce type de hip-hop en général. J'aime également les artistes queer, dont Perfume Genius que j'adore et que j'ai pu contacter pour ce disque et qui figure sur une de mes chansons.
Une figure androgyne comme Anthony and The Johnsons vous touche-t-elle? Y voyez-vous une continuité avec des artistes comme Bowie ou Patti Smith qui ont bousculé plus tôt les codes sexuels et musicaux à leur manière?
Totalement. J'aime beaucoup ce personnage et sa musique. Il a quelque chose de plus absolu que Bowie ou Patti Smith car il est transgenre, dans la transformation radicale, à l'image du rappeur queer Mykki Blanco qui est dans le travestissement. Ce sont des gens qui poussent plus loin la réflexion sur le genre, aussi parce que notre société avance sur cette question-là, lentement mais elle avance. J'ai toujours aimé les artistes qui questionne cette identité. Patti Smith a cherché à se définir en tant que femme mais d'une façon différente et radicale par rapport à ce que l'on voyait jusqu'alors. Il n'y a d'ailleurs plus trop de Patti Smith aujourd'hui et c'est très dommage. Il y a beaucoup de corps féminins triomphants, comme Beyoncé ou Nicki Minaj, qui sont beaux et occupent la place avec sensualité, mais plus aucune Patti Smith. Elle était dans une androgynie et quelque chose de masculin, tout en étant femme et en écrivant comme telle. En tant que compositrice, j'aime me poser cette question d'identité aussi. Le personnage de Christine m'autorise à être à peu près qui je veux. Il m'offre la liberté de me redéfinir comme je l'entends.
Cet article a aussi été publié dans le quotidien suisse Le Temps du 3 octobre 2015.