Dans un cinquième album aux mélancolies atténuées, le Romand installé à Paris insuffle de l’allégresse rythmique à ses doutes tenaces
Il n’a jamais manqué d’adresse textuelle ni de savoir-faire pop. Malhabiles se déclarent pourtant les dix chansons neuves de Jérémie Kisling où priment les oxymores sentimentaux et existentiels, entre joies mélancoliques et mélancolies heureuses. Depuis quatorze ans et ses débuts autoproduits sous le signe d’une indolence insouciante et malicieuse à l’enseigne de Monsieur Obsolète, le chanteur romand jouissant d’une reconnaissance francophone aime à tremper sa prose et ses versifications peu ordinaires dans l’encre de ses fragilités assumées.
Dans la continuité de Tout m’échappe voilà trois ans, qui séchait les larmes d’Antimatière (2009) et s’affichait musicalement plus rayonnant, ce cinquième album accentue les tempos toniques, rythmes dansants et mélodies alertes. Histoire d’insuffler de la légèreté dans les doutes tenaces, comme sur ce «On ne sait faire que danser» bien troussé aux faux airs sifflotés-libérés, où Kisling prend tout de même le temps de penser avant de se déhancher: «J’ai pas de cran, je suis malhabile/Devant l’écran, je reste immobile/A quoi je sers, si j’ai trop peur/Si je me perds?».
Ainsi aussi du positiviste «Je me souviens», condensé de méthode Coué avec un chœur volontariste clamant en guise de refrain, «Mais jamais ma joie ne se perd en chemin», en écho à un Kisling plus nuancé et amer en préambule: «Je regarde en arrière, toute ma carrière/Qu’est-ce que j’ai su faire de moi? J’ai mis dans ma poche, tout ce qui accroche, est-ce que je suis fier de ça?» Le très entraînant «Ça ne suffit pas», dopé à l’electro-pop pour mieux propulser son refrain de caractère («Ça ne (me) suffit pas/J’ai tout, j’ai trop, j’étouffe/Et ça ne suffit pas/Et tout ce vide au fond de moi/Je vis ma vie à l’envers»), évolue dans un même registre bipolaire, entre introversion de fond et extraversion formelle.
Chez le Lausannois installé à Paris qui ne se cache pas d’avoir à plusieurs reprises failli laisser tomber sa plume inventive faute de succès éclatant, les désillusions apparaissent enfin nettement moins pesantes au fil de ce Malhabiles dont le financement participatif a permis la naissance. Grâce aussi au vernis pop urbain et scintillant qu’a passé çà et là le réalisateur canadien Fab Dupont (The DØ, Les Nubians, Brazilians Girls ou Shakira) à New York, où cohabitent guitares électriques et rythmes synthétiques, le répertoire trouve un équilibre inédit.
Les chansons de celui qui a collaboré avec Thiéfaine, Jeanne Cherhal ou récemment Frédéric Lo et Alex Beaupain (BO de Juillet-Août) n’ont pas fait pour autant table rase des clairs-obscurs qui ont forgé sa griffe. Quand le piano guide le vague à l’âme de «Je marche droit», dont les premières mesures couplées au chant nonchalant de Kisling évoquent Katerine, et lance les sentimentaux «Dessine» et «Aimée», le désormais quadragénaire qui s’est essayé au conte pour enfants fait à nouveau vibrer sa corde sensible. Et rappelle que l’adresse pop n’est rarement qu’allégresse.
Cet article a aussi été publié dans le quotidien suisse Le Temps du 24.09.2016