Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

le courrier

  • Orgie pop-rock au Primavera Sound de Barcelone

    Echos du festival espagnol où ont afflué quelque 300 groupes la semaine dernière. Une affiche gargantuesque essaimant dans quantité de rendez-vous de l'été suisse et européen.

    Des centaines de spectateurs cernés par des vendeurs à la sauvette de canettes de bière font encore la file sur le trottoir à l’entrée de l’Apolo, alors que le punk-rock furibard des Américains de Ty Segall vient de mettre sens-dessus-dessous cet ancien théâtre flambant rouge au cœur de Barcelone. Dans la nuit de dimanche à lundi dernier, aux rythmes encore de Juana Molina ou Angel Olsen, l’épilogue du Primavera Sound a tenu toutes sespromesses dans les clubs du quartier-rue de Paral-Lel. Là-même où il avait débuté le lundi précédent avant de prendre ses quartiers trois soirs durant au nord de la ville, dans son épicentre en bord de mer du Parc del Fòrum.

    Primavera Sound, Festival, Barcelone

    En une semaine, la 14e édition du festival dédié à l’internationale rock’n’pop a accueilli quelque 350 concerts (292 groupes) et 190 000 personnes, concentrant une majorité d’artistes qui essaiment durant le printemps et l’été dans le réseau festivalier européen. En Suisse, l’affiche orgiaque de Primavera déborde aussi bien sur le Kilbi de Guin (FR), qui s’est tenu en même temps (Neutral Milk Hotel, Mogwai, Angel Olsen) que La Bâtie en septembre à Genève (Slowdive, Warpaint) via Montreux Jazz (Dr. John, Temples, Metronomy), Paléo à Nyon (The National, Stromae, Jagwar Ma) ou Caribana qui démarre ce soir à Crans-près-Céligny (Pixies, Queens of the Stone Age).

    Magique mais cher


    Si bien que l’escale espagnole a vu cette année 2635 professionnels du spectacle, originaires de 58 pays, dont des programmateurs et directeurs de manifestations telles que les Eurockéennes et Vieilles Charrues en France, Montreux Jazz ou Paléo en Suisse romande, venir faire le plein de décibels. A l’image de Jacques Monnier, tête chercheuse de la grand-messe nyonnaise, fidèle depuis six ans à Primavera, qui digère encore la quarantaine de prestations ingurgitées entre jeudi et samedi: «L’affiche foisonnante, habile mélange de rock indépendant, de valeurs actuelles et d’une poignée de légendes – Caetano Veloso ou Television rejouant Marquee Moon cette année – en fait désormais un festival important en Europe.» Autre atout selon le programmateur romand, le site est bien exploité: «L’absence d’interférences sonores entre les scènes au sein d’un cadre assez magique et une bonne organisation malgré son gigantisme le rend très attractif. En plus, vu sa taille, on y croise moins de professionnels du spectacle pour des rendez-vous annexes et cela permet d’engranger un maximum de concerts et d’idées artistiques pour de futures affiches de Paléo.»

    Primavera Sound, Barcelone

    En expansion constante sans avoir trop perdu son esprit aventureux, Primavera affiche un budget de 11,8 millions de francs (9,7 millions d'euros, 15 % de plus qu’en 2013), il a quasi doublé son affluence entre 2010 et 2014 et exporté son concept à Porto voilà quatre ans. Selon ses organisateurs, les retombées touristiques pour la capitale catalane représenteraient 100 000 nuitées d’un public venu de 80 pays, dont la majorité du Royaume-Uni. Seul bémol, avec un pass de trois jours prévendu 220 francs (180 euros), Primavera reste cher, voire hors de prix pour les Espagnols – dont près de 27 % sont au chômage.

    Architecture contemporaine


    Basique en termes d’infrastructures d’accueil et stands de nourriture, la gigantesque aire festivalière de 180 000 m2 du Parc del Forùm, à l’extrémité de l’avenue Diagonal qui fend la métropole, s’apparente à une longue langue de béton. Legs du Forum universel des cultures de 2004, le site fédère huit scènes principales arborant le logo de leurs sponsors – dont trois de la taille de la grande scène de Paléo et un auditorium pour des projets singuliers (Kronos Quartet ou Mick Harvey revisitant Gainsbourg) et quatre satellitaires.

    Foals, Yannis Philippakis, Primavera Sound

    Pour ce volet central du Primavera Sound, ce sont 230 artistes qui se sont bousculés entre deux vastes esplanades, un édifice au plan triangulaire, un port et une spectaculaire pla­que photovoltaïque inclinée suspendue sur une forêt de colonnes. Dans ce cadre figurant la nouvelle architecture contemporaine barcelonaise, les tendances pop-rock étaient à Arcade Fire, Nine Inch Nails, Foals, Volcano Choir, côté têtes d’affiche à la démesure ou mesure assumées, à Slint, Godspeed You! Black Emperor, Shellac, The Ex ou Midlake pour les valeurs sûres. 

    Hors catégories figuraient encore l’afrobeat décapant de Seun Keuti & Egypt 80 ou le hip-hop classieux de Kendrick Lamar. Mention spéciale enfin aux impériaux Californiens de Queens of the Stone Age, dont l’heure et vingt minutes de jeu supersonique sur la plus grande scène du festival a eu le mérite d’électriser l’audience souvent trop sage de Primavera.

    Cet article est aussi paru dans le quotidien suisse romand Le Courrier du 4 juin 2014.

  • Les inconvenances jouissives de Batlik

    Le Français à la prose corrosive publie « Mauvais sentiments » (A brûle-pourpoint), neuvième album le plus jusqu'au boutiste en dix ans. Coup de fil.

     

     

    batlik_mauvais_sentiments-d5326.jpgLa bienséance, le conformisme ou le politiquement correct sont ses ennemis déclarés. Avec Mauvais sentiments, Batlik conserve une dimension sociétale comme focale de ses chansons incisives et parfois jouissives. Pour ce neuvième album en dix ans, le Français chasse habilement la bien-pensance sous toutes ces coutures. « On vit dans une société gargarisée de bons sentiments. Les chansons de mon disque ont été pensées comme des contre-pieds à toutes ces idées reçues qui découlent souvent de la doctrine capitaliste omnipotente », détaille Batlik au bout du fil, militant à sa modeste façon.

     

    Pour en arriver à cette explication, il aura pourtant fallu tirer les vers du nez au chanteur qui se contente souvent de l'autodérision pour évoquer les déclencheurs de ses inspirations, genre: « Il y avait huit autres albums qui poussaient celui-ci. C'est une mécanique, une machine qu'il faut alimenter tout le temps quand on est un artisan indépendant de la chanson ». Un ton qui innerve jusqu'à sa biographie officielle, où affleure par exemple : « En 2006, Batlik décline une proposition de signature chez Warner ainsi qu'une proposition chez Wagram en 2007. Il se bat pour le titre de l’artiste le plus contre-productif d’Europe ».

     

    Au vrai, il y a de ça chez ce chanteur de 37 ans resté l'un des éternels espoir de la chanson francophone après avoir été révélé par le circuit des cafés-concerts. Surtout depuis Utilité (2007), petite merveille de douceur folk mélodique rythmé par une singulière guitare slappée et un timbre joliment brisé. Un répertoire troublant au coeur duquel Batlik déclinait déjà des thèmes surprenants, fustigeant le bonheur à crédit ou la spirale de l'endettement et se distinguait par un hymne à l'insuccès ou une non-déclaration d'amour. Des promesses folks demeurées quasi lettre morte en termes de consécration commerciale.

     

    Reste que ce goût marqué pour les contre-pieds, Batlik n'a jamais cessé de les cultiver jusqu'à ce jour. Dans le style, Mauvais sentiments est sans doute juste le plus jusqu'au boutiste. A l'image des strophes crues et cruelles de « Désir de vengeance », où un type mène à bien sa vendetta amoureuse en couchant avec la mère et la fille de son meilleur ennemi dans le sillage d'une réplique repiquée à Le bon, la brute et le truand. « Il aurait voulu le faire avec sa femme aussi mais a manqué de courage ! Les gens qualifient souvent cette chanson d'abjecte et des amis se sont même fâchés avec moi. Mais c'est pourtant celle que je trouve largement la mieux écrite du disque et dont suis le plus fier ». Un sommet en effet, rien que pour le couplet « mais rentrer par où t'es sorti/M'a vengé de toi en partie ». 

     

    Une écriture pleine de reliefs et de surprises, enveloppée par des compositions resserrées autour de guitares, percussions, claviers et une contrebasse, qui évite d'enfoncer les portes ouvertes en se coltinant pourtant des thèmes aussi casse-gueule que le libéralisme. De « AAA » à « Mademoiselle » via « Les persuadés », il est ainsi plutôt question de ses effets nocifs : croyances et opinions mises à mal, libre-arbitre entamé, violence des normes ou révoltes aussitôt absorbées par un système. 

     

    Esquissant en creux toutes les transgressions possibles, Batlik libère grâce à Mauvais sentiments une sève salutaire. En sourdine, l'autodérision qui lui portait parfois préjudice ne se mue par pour autant en une forme de militantisme creux. Sans dieu ni maître, pas plus Ferré que Ferrat qu'il a repris un jour, Batlik trace sa voie singulière de chanteur concerné par le monde et les gens qui l'entoure. D'autant plus que Mauvais sentiments trouve un écho dans Les Monstres pratiques, un livre en forme de fragments du réel écrit par son épouse, Elsa Caruelle, psychanalyste pour enfants. « Le disque et le livre, qui ont aussi été inspirés par des discussions avec des amis proches, issus d'un milieu de gauche plutôt en porte-à-faux avec le capitalisme, a bizarrement blessé nombre d'entre eux », déplore Batlik, perplexe. Espérons qu'à défaut d'amis, ces corrosives inconvenances lui valent enfin davantage de suffrages publics.

     

    Cet article est aussi paru dans le quotidien suisse Le Courrier du 12.3.2014

  • Daniel Darc, seconde résurrection

    Beau testament posthume, «Chapelle Sixteen» réveille la voix d’un «condamné à vie» qui aura brûlé la sienne avec la foi comme phare. Un livre éclaire, lui, la trajectoire chaotique de l’ex-Taxi Girl.

    Disque: Chapelle Sixteen (Jive Epic)

    Livre. Daniel Darc, Tout est permis mais tout n’est pas utile. Entretiens avec Bertrand Dicale (Ed. Fayard, 2013)

    Daniel Darc, Chapelle Sixteen, cover, pochette, album, CD«Moi, je ne suis pas sûr encore que j’irai au paradis. Je voudrais réparer ce que j’ai fait. J’ai hâte de voir quand je mourrai. Je pourrais peut-être réparer des choses. Rétablir l’ordre. Rétablir ce qui aurait dû être.» Comme en écho à sa fameuse chanson «J’irai au paradis (car c’est en enfer que j’ai passé ma vie)», c’est en ces termes que finit Tout est permis mais tout n’est pas utile, livre d’entretiens inachevés du journaliste Bertrand Dicale avec Daniel Darc empruntant son titre à une phrase de Paul extraite du Nouveau Testament.

    Parues en mai dernier, trois mois après le décès subit du chanteur français le 28 février 2013 à l’âge de 53 ans, ces considérations résonnent davantage aujourd’hui à la lumière d’un titre posthume inédit tel «Une place au paradis». Où Darc se persuade encore en mode très rock’n’roll qu’il doit rester une chaise libre à côté de Saint Pierre, quand bien même il confesse ne pas avoir été un ange durant son passage sur terre: «J’ai fait des trucs moches (...), de grosses saloperies (...). J’ai été violent. J’ai été dégueulasse.» Au point que ses déclarations et son répertoire s’enchevêtrent pour former un unique corpus troublant dont l’obsession semble l’exorcisation des démons dans l’au-delà. Sans doute d’avoir par trop brûlé sa vie ici-bas tels ses modèles Kerouac, les Sex Pistols, Fitzgerald ou Coltrane.

     

    «JE L'AI SENTI HEUREUX»
    Mais s’il est à nouveau question d’enfer, de pêché, de ciel, de Dieu ou de rédemption au fil de Chapelle Sixteen, l’inespérée renaissance posthume du rescapé de Taxi Girl souligne surtout son inébranlable foi en l’existence et l’amour. Les lumières d’un «condamné à vie» («La Dernière fois»), préfèrerait dire celui qui a été voyou avant de se rêver punk, puis écrivain comme Burroughs plutôt que chanteur. Malgré les gouffres, les fatales errances, l’écorché vif du rock français savait faire preuve de fulgurances, à l’image de son retour en grâce en solo avec le sublime Crèvecœur (2005).

    Huit ans après, Chapelle Sixteen scelle enfin le destin tourmenté d’un homme qui n’était point au crépuscule de son existence chaotique ni de sa créativité artistique. «Durant la vingtaine de conversations que nous avons eues entre novembre 2011 et février 2013 pour notre projet d’autobiographie, j’ai senti Daniel Darc heureux, comblé. Il était dans une période apaisée moralement et de créativité foisonnante (des projets avec Bertrand Burgalat et AS Dragon). Le karatéka qu’il est resté était aussi en excellente forme physique et c’est d’ailleurs ce qui lui a permis de survivre si longtemps», précise Bertrand Dicale. Darc aura été un colosse courbé et titubant qui a chopé tous les types d’hépatite et vu ses frères d’armes tomber les uns après les autres du sida ou d’overdoses.

    Et si sur la pochette de Chapelle Sixteen, c’est plutôt le reflet noir et blanc du visage émacié à l’air grave de Darc qui apparaît renvoyé par le miroir d’une loge, son répertoire neuf ne s’avère pas si chargé de noirceur et de déses­poir. L’obsession de la mort («Le Dernier jour sur terre»), le poids de la culpabilité («La Dernière fois») et la réflexion spirituelle continuent de rôder, mais on ne perçoit jamais le chant du damné qui emplissait Amours suprêmes (2008) et La Taille de mon âme (2011). Le sevrage a peut-être eu ses vertus pour celui qui confessait récemment à Bertrand Dicale: «Je veux écrire des chansons et je veux les jouer. Pour ça, il faut que je sois clean.»

     

    Daniel Darc, livre, entretiens, Bertrand Dicale,  Tout est permis mais tout n'est pas utile, FayardTOMBER POUR MIEUX SE RELEVER
    En une douzaine de maquettes et onze chansons testamentaires quasi abouties, dont il avait pu choisir l’ordre au côté du compositeur Laurent Marimbert trois jours avant sa mort, et pour lesquelles il avait enregistré les voix, Darc fait jaillir la sève de sa vie intense, extrême. Et pas aussi paradoxale qu’on a pu le croire. Bertrand Dicale: «Malgré quinze ans d’héroïne et d’alcool, de défonce, Daniel Darc a toujours vu à sa vie une logique, un droit fil. Il tombait pour mieux se relever. C’était un rockeur et un homme de foi, au même titre qu’Elvis ou Johnny Cash. Il ne ressemblait qu’en partie à la mythologie qu’il véhiculait. C’est paradoxal aux yeux de la culture française et européenne où sexe, drogue et rock’n’roll vont de pair alors que la vision du rock et de la foi ne sont pas opposées dans la culture américaine d’où a émergé le gospel.»

    L’état d’esprit punk, la littérature et l’écriture pour seul salut, la foi comme phare, Darc n’aura pourtant jamais fait dans la dentelle ni la demi-mesure. A l’image de ce soir de 1979 où, juste pour rompre l’ennui, il se tranche les veines sur la scène du Bataclan à Paris lors d’un concert de Taxi Girl en ouverture des Talking Heads. «Je me fais chier. J’ai envie qu’on me regarde. Autant faire quelque chose. (...) Je n’en ai pas honte, mais je m’en fous. C’est un geste d’enfant.» D’un gamin d’origine juive russe, né Daniel Rozoum, qui s’est toujours foutu du lendemain, comme il le chante sur «Mauvaise journée». Chapelle Sixteen lui ressemble: sang et larmes, free jazz et poésie, rock et dangers, nuits et armes blanches, prisons et mélodies, amour et chœurs d’église, regrets et folies, Ravel et gueules de bois, des enfers et un paradis.

    Cet article est aussi paru dans le quotidien suisse Le Courrier du 12.10.2013