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  • Daniel Darc, seconde résurrection

    Beau testament posthume, «Chapelle Sixteen» réveille la voix d’un «condamné à vie» qui aura brûlé la sienne avec la foi comme phare. Un livre éclaire, lui, la trajectoire chaotique de l’ex-Taxi Girl.

    Disque: Chapelle Sixteen (Jive Epic)

    Livre. Daniel Darc, Tout est permis mais tout n’est pas utile. Entretiens avec Bertrand Dicale (Ed. Fayard, 2013)

    Daniel Darc, Chapelle Sixteen, cover, pochette, album, CD«Moi, je ne suis pas sûr encore que j’irai au paradis. Je voudrais réparer ce que j’ai fait. J’ai hâte de voir quand je mourrai. Je pourrais peut-être réparer des choses. Rétablir l’ordre. Rétablir ce qui aurait dû être.» Comme en écho à sa fameuse chanson «J’irai au paradis (car c’est en enfer que j’ai passé ma vie)», c’est en ces termes que finit Tout est permis mais tout n’est pas utile, livre d’entretiens inachevés du journaliste Bertrand Dicale avec Daniel Darc empruntant son titre à une phrase de Paul extraite du Nouveau Testament.

    Parues en mai dernier, trois mois après le décès subit du chanteur français le 28 février 2013 à l’âge de 53 ans, ces considérations résonnent davantage aujourd’hui à la lumière d’un titre posthume inédit tel «Une place au paradis». Où Darc se persuade encore en mode très rock’n’roll qu’il doit rester une chaise libre à côté de Saint Pierre, quand bien même il confesse ne pas avoir été un ange durant son passage sur terre: «J’ai fait des trucs moches (...), de grosses saloperies (...). J’ai été violent. J’ai été dégueulasse.» Au point que ses déclarations et son répertoire s’enchevêtrent pour former un unique corpus troublant dont l’obsession semble l’exorcisation des démons dans l’au-delà. Sans doute d’avoir par trop brûlé sa vie ici-bas tels ses modèles Kerouac, les Sex Pistols, Fitzgerald ou Coltrane.

     

    «JE L'AI SENTI HEUREUX»
    Mais s’il est à nouveau question d’enfer, de pêché, de ciel, de Dieu ou de rédemption au fil de Chapelle Sixteen, l’inespérée renaissance posthume du rescapé de Taxi Girl souligne surtout son inébranlable foi en l’existence et l’amour. Les lumières d’un «condamné à vie» («La Dernière fois»), préfèrerait dire celui qui a été voyou avant de se rêver punk, puis écrivain comme Burroughs plutôt que chanteur. Malgré les gouffres, les fatales errances, l’écorché vif du rock français savait faire preuve de fulgurances, à l’image de son retour en grâce en solo avec le sublime Crèvecœur (2005).

    Huit ans après, Chapelle Sixteen scelle enfin le destin tourmenté d’un homme qui n’était point au crépuscule de son existence chaotique ni de sa créativité artistique. «Durant la vingtaine de conversations que nous avons eues entre novembre 2011 et février 2013 pour notre projet d’autobiographie, j’ai senti Daniel Darc heureux, comblé. Il était dans une période apaisée moralement et de créativité foisonnante (des projets avec Bertrand Burgalat et AS Dragon). Le karatéka qu’il est resté était aussi en excellente forme physique et c’est d’ailleurs ce qui lui a permis de survivre si longtemps», précise Bertrand Dicale. Darc aura été un colosse courbé et titubant qui a chopé tous les types d’hépatite et vu ses frères d’armes tomber les uns après les autres du sida ou d’overdoses.

    Et si sur la pochette de Chapelle Sixteen, c’est plutôt le reflet noir et blanc du visage émacié à l’air grave de Darc qui apparaît renvoyé par le miroir d’une loge, son répertoire neuf ne s’avère pas si chargé de noirceur et de déses­poir. L’obsession de la mort («Le Dernier jour sur terre»), le poids de la culpabilité («La Dernière fois») et la réflexion spirituelle continuent de rôder, mais on ne perçoit jamais le chant du damné qui emplissait Amours suprêmes (2008) et La Taille de mon âme (2011). Le sevrage a peut-être eu ses vertus pour celui qui confessait récemment à Bertrand Dicale: «Je veux écrire des chansons et je veux les jouer. Pour ça, il faut que je sois clean.»

     

    Daniel Darc, livre, entretiens, Bertrand Dicale,  Tout est permis mais tout n'est pas utile, FayardTOMBER POUR MIEUX SE RELEVER
    En une douzaine de maquettes et onze chansons testamentaires quasi abouties, dont il avait pu choisir l’ordre au côté du compositeur Laurent Marimbert trois jours avant sa mort, et pour lesquelles il avait enregistré les voix, Darc fait jaillir la sève de sa vie intense, extrême. Et pas aussi paradoxale qu’on a pu le croire. Bertrand Dicale: «Malgré quinze ans d’héroïne et d’alcool, de défonce, Daniel Darc a toujours vu à sa vie une logique, un droit fil. Il tombait pour mieux se relever. C’était un rockeur et un homme de foi, au même titre qu’Elvis ou Johnny Cash. Il ne ressemblait qu’en partie à la mythologie qu’il véhiculait. C’est paradoxal aux yeux de la culture française et européenne où sexe, drogue et rock’n’roll vont de pair alors que la vision du rock et de la foi ne sont pas opposées dans la culture américaine d’où a émergé le gospel.»

    L’état d’esprit punk, la littérature et l’écriture pour seul salut, la foi comme phare, Darc n’aura pourtant jamais fait dans la dentelle ni la demi-mesure. A l’image de ce soir de 1979 où, juste pour rompre l’ennui, il se tranche les veines sur la scène du Bataclan à Paris lors d’un concert de Taxi Girl en ouverture des Talking Heads. «Je me fais chier. J’ai envie qu’on me regarde. Autant faire quelque chose. (...) Je n’en ai pas honte, mais je m’en fous. C’est un geste d’enfant.» D’un gamin d’origine juive russe, né Daniel Rozoum, qui s’est toujours foutu du lendemain, comme il le chante sur «Mauvaise journée». Chapelle Sixteen lui ressemble: sang et larmes, free jazz et poésie, rock et dangers, nuits et armes blanches, prisons et mélodies, amour et chœurs d’église, regrets et folies, Ravel et gueules de bois, des enfers et un paradis.

    Cet article est aussi paru dans le quotidien suisse Le Courrier du 12.10.2013

  • Episode XV: Thomas Winter & Bogue

    Au début des années 2000, dans le sillage des Biolay, Bénabar, Delerm and co est apparu une nouvelle génération d'auteur-compositeur-chanteur très vite rangée sous l’appellation médiatiquement contrôlée "nouvelle chanson française". Cette nouvelle vague vocale s’apprête en 2010 à célébrer ses dix ans d’existence. Retour dans le désordre sur les albums phares (une trentaine) des trentenaires talentueux qui à leur manière décompléxée ont repris le flambeau des Murat, Miossec, Dominique A ou Katerine des années 90 dont l’écriture leur avait ouvert d’autres voies

     

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    Thomas Winter & Bogue, Sur la colline (Virgin, 2005)

    L'écriture est aussi rêche qu'allusive, et souvent désabusée. Thomas Winter et Bogue, duo parisien cultivant des fleurs de poésie dans les interstices du bitume urbain, s'étaient révélés d'un coup mi-2003 grâce à un chapelet de chansons séditieuses. Sur fond d'électro-rock chaotique, le tandem privilégiait les métriques épileptiques dans un premier album éponyme gorgé d'une sourde mélancolie et d'une certaine rancœur sociale. Entre cassures de rythme et prose elliptique ou effrontée, voix de tabac froid passée au vocodeur, accouplements d'électricité, d'acoustique et d'électro-disco froide, les chansons de Winter et Bogue esquivaient alors toutes les suavités.

    Un côté animal émanait de cet accouplement improbable de Brel, Gainsbourg, Taxi Girl, Suicide, The Cure, Noir Désir et de hard rock. Au sein duquel les fausses versifications concassées pouvaient prendre des allures telles que "Allez, viens vite/Mets-lui la langue/Ne sois pas farouche/Ouvre grand la bouche/Allez viens petite/Il faut qu'ça tangue/Ne sois pas farouche/Les sens-tu qui se touchent?" ("Allez, viens petite"). La paire excentrique, déroutante plus que détonante, pratiquait aussi à merveille l'autoflagellation et les complaintes aux arrière-goûts désenchantés, voire outrageusement sexuels. Ainsi de «Batifole», titre phare au final orgasmique dont le clip vidéo aurait très bien pu être classé X, avec l'apparition de Thomas Winter, bras en croix, en jouet charnel de deux stars pulpeuses du porno.

    Au cours de ce deuxième disque au gentillet nom de Sur la colline, Thomas Winter (chant, textes) et Bogue (guitares, compositions) ont plutôt penché pour une forme plus classique de chanson. En faisant œuvre de dépouillement instrumental d'abord, puis en s'appuyant davantage encore sur la voix sensuellement rauque de Winter, le répertoire laisse davantage sur le bas-côté les effets et les styles sonores de l'ex-contre-culture rock. Une émancipation qui n'altère en rien la force crue des mots, la pertinence de compositions bâties sur des mélodies évidentes.

    Sur la colline sent une fois de plus le vécu de Thomas Winter à plein nez. Un disque de chair, de sueur, de désillusions, de ruptures et de momentanées éclaircies. Deuxième extrait du carnet de bord que cet ancien jardinier municipal et ouvrier agricole saisonnier a imaginé au sortir de dures journées de labeur, Sur la colline intègre aussi des textes écrits plus récemment. Au "Balayeur", à "L'automne" ou à "J'me sens vidé", chansons éloquentes du premier album, répondent à présent des chansons où l'air se fait moins suffocant: "Partir", "L'océan", "Libre".

    Autant d'instantanés fugaces, comme des poèmes retaillés pour une forme chantée, qui n'excluent pourtant nullement les maux et les regrets de leurs horizons éphémères. Un souffle vénéneux qui constitue sans doute aussi la marque de fabrique de Thomas Winter, trentenaire tatoué au visage d'ange rock déchu capable de faire jaillir des étincelles de poésie dépitée dans la grisaille d'une zone industrielle, de s'imaginer sans ridicule en «French lover» romantique dans un morceau de surf rock à la californienne, de conter des amours sordides avec une élégance sidérante.

    Mais c'est sans doute au fil de "Je suis", chanson-ADN, que Thomas Winter se révèle le mieux: "Je suis un mélancolique en demeure/Je suis l'osmose sexuelle refoulée/Je suis un toxicomane potentiel/Je suis le rêveur amnistié/Je suis un branleur conditionné/Je suis l'artiste de mon malheur/Je suis l'overdose qui t'écœure/Je suis un poète de fond de panier/Je suis l'écrivain périmé/Je suis une bite pour les grosses pouffes/Je suis un spasme qui t'étouffe/Je suis la vérité à renier […]". Inventaire vertigineux, défiguration d'une âme en peine, chanson vérité ou fantasmée par un homme maudit, "Je suis" constitue le sommet versatile et intense de Sur la colline. Chez Thomas Winter et Bogue, hélas ou tant mieux, les mots finissent toujours par peser malgré des climats musicaux d'humeur moins maussade. Cet univers sans faux semblants, ces dérives aussi réalistes qu'existentialistes ont en tout cas plu à Benjamin Biolay, qui souffle quelques notes apaisées de trompette et s'est occupé des arrangements de cordes sur deux titres. Histoire de contenir la tornade de sentiments marqués au fer rouge crachés par cette alliance jamais contre nature que forment Winter et Bogue.