Au début des années 2000, dans le sillage des Biolay, Bénabar, Delerm and co est apparu une nouvelle génération d'auteur-compositeur-chanteur très vite rangée sous l’appellation médiatiquement contrôlée "nouvelle chanson française". Cette nouvelle vague vocale s’apprête en 2010 à célébrer ses dix ans d’existence. Retour dans le désordre sur les albums phares (une trentaine) des trentenaires talentueux qui à leur manière décompléxée ont repris le flambeau des Murat, Miossec, Dominique A ou Katerine des années 90 dont l’écriture leur avait ouvert d’autres voies
Thomas Winter & Bogue, Sur la colline (Virgin, 2005)
L'écriture est aussi rêche qu'allusive, et souvent désabusée. Thomas Winter et Bogue, duo parisien cultivant des fleurs de poésie dans les interstices du bitume urbain, s'étaient révélés d'un coup mi-2003 grâce à un chapelet de chansons séditieuses. Sur fond d'électro-rock chaotique, le tandem privilégiait les métriques épileptiques dans un premier album éponyme gorgé d'une sourde mélancolie et d'une certaine rancœur sociale. Entre cassures de rythme et prose elliptique ou effrontée, voix de tabac froid passée au vocodeur, accouplements d'électricité, d'acoustique et d'électro-disco froide, les chansons de Winter et Bogue esquivaient alors toutes les suavités.
Un côté animal émanait de cet accouplement improbable de Brel, Gainsbourg, Taxi Girl, Suicide, The Cure, Noir Désir et de hard rock. Au sein duquel les fausses versifications concassées pouvaient prendre des allures telles que "Allez, viens vite/Mets-lui la langue/Ne sois pas farouche/Ouvre grand la bouche/Allez viens petite/Il faut qu'ça tangue/Ne sois pas farouche/Les sens-tu qui se touchent?" ("Allez, viens petite"). La paire excentrique, déroutante plus que détonante, pratiquait aussi à merveille l'autoflagellation et les complaintes aux arrière-goûts désenchantés, voire outrageusement sexuels. Ainsi de «Batifole», titre phare au final orgasmique dont le clip vidéo aurait très bien pu être classé X, avec l'apparition de Thomas Winter, bras en croix, en jouet charnel de deux stars pulpeuses du porno.
Au cours de ce deuxième disque au gentillet nom de Sur la colline, Thomas Winter (chant, textes) et Bogue (guitares, compositions) ont plutôt penché pour une forme plus classique de chanson. En faisant œuvre de dépouillement instrumental d'abord, puis en s'appuyant davantage encore sur la voix sensuellement rauque de Winter, le répertoire laisse davantage sur le bas-côté les effets et les styles sonores de l'ex-contre-culture rock. Une émancipation qui n'altère en rien la force crue des mots, la pertinence de compositions bâties sur des mélodies évidentes.
Sur la colline sent une fois de plus le vécu de Thomas Winter à plein nez. Un disque de chair, de sueur, de désillusions, de ruptures et de momentanées éclaircies. Deuxième extrait du carnet de bord que cet ancien jardinier municipal et ouvrier agricole saisonnier a imaginé au sortir de dures journées de labeur, Sur la colline intègre aussi des textes écrits plus récemment. Au "Balayeur", à "L'automne" ou à "J'me sens vidé", chansons éloquentes du premier album, répondent à présent des chansons où l'air se fait moins suffocant: "Partir", "L'océan", "Libre".
Autant d'instantanés fugaces, comme des poèmes retaillés pour une forme chantée, qui n'excluent pourtant nullement les maux et les regrets de leurs horizons éphémères. Un souffle vénéneux qui constitue sans doute aussi la marque de fabrique de Thomas Winter, trentenaire tatoué au visage d'ange rock déchu capable de faire jaillir des étincelles de poésie dépitée dans la grisaille d'une zone industrielle, de s'imaginer sans ridicule en «French lover» romantique dans un morceau de surf rock à la californienne, de conter des amours sordides avec une élégance sidérante.
Mais c'est sans doute au fil de "Je suis", chanson-ADN, que Thomas Winter se révèle le mieux: "Je suis un mélancolique en demeure/Je suis l'osmose sexuelle refoulée/Je suis un toxicomane potentiel/Je suis le rêveur amnistié/Je suis un branleur conditionné/Je suis l'artiste de mon malheur/Je suis l'overdose qui t'écœure/Je suis un poète de fond de panier/Je suis l'écrivain périmé/Je suis une bite pour les grosses pouffes/Je suis un spasme qui t'étouffe/Je suis la vérité à renier […]". Inventaire vertigineux, défiguration d'une âme en peine, chanson vérité ou fantasmée par un homme maudit, "Je suis" constitue le sommet versatile et intense de Sur la colline. Chez Thomas Winter et Bogue, hélas ou tant mieux, les mots finissent toujours par peser malgré des climats musicaux d'humeur moins maussade. Cet univers sans faux semblants, ces dérives aussi réalistes qu'existentialistes ont en tout cas plu à Benjamin Biolay, qui souffle quelques notes apaisées de trompette et s'est occupé des arrangements de cordes sur deux titres. Histoire de contenir la tornade de sentiments marqués au fer rouge crachés par cette alliance jamais contre nature que forment Winter et Bogue.