Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Ferrat, nuit noire

    Aragon et l'exaltation amoureuse, la fraternité et les petites gens, mais aussi la révolte perpétuelle. Jean Ferrat (1930-2010) était tout cela à la fois. La fleur poétique au fusil, la nécessité de ne pas chanter idiot, la contestation des injustices à fleur de peau et un lyrisme toujours à portée de voix. Un cas d'école lu à l'école en somme autant parfois qu'un cri dénué d'écho dans la marche d'un monde qui n'a pas besoin qu'on lui rappelle trop ses incohérences et faits d'armes. Certes ennuyeux par moment, le répertoire de Ferrat a aussi ses beautés. Qui ne passent pas forcément par "C'est beau la vie".  Mais plutôt par "Nul ne guérit de son enfance" ou ce "Nuit et brouillard" qui a fait coulé tant d'encre quelques années après le documentaire saisissant d'Alain Resnais. Des textes inscrits au fer rouge dans la chair d'un Ferrat dont le père a succombé à Auschwitz.

    Pour mémoire et un au revoir donc:

    Nuit et brouillard (Jean Ferrat, 1963)

    Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers
    Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
    Qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants
    Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent

    Ils se croyaient des hommes, n'étaient plus que des nombres
    Depuis longtemps leurs dés avaient été jetés
    Dès que la main retombe il ne reste qu'une ombre
    Ils ne devaient jamais plus revoir un été

    La fuite monotone et sans hâte du temps
    Survivre encore un jour, une heure, obstinément
    Combien de tours de roues, d'arrêts et de départs
    Qui n'en finissent pas de distiller l'espoir

    Ils s'appelaient Jean-Pierre, Natacha ou Samuel
    Certains priaient Jésus, Jéhovah ou Vichnou
    D'autres ne priaient pas, mais qu'importe le ciel
    Ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux

    Ils n'arrivaient pas tous à la fin du voyage
    Ceux qui sont revenus peuvent-ils être heureux
    Ils essaient d'oublier, étonnés qu'à leur âge
    Les veines de leurs bras soient devenues si bleues

    Les Allemands guettaient du haut des miradors
    La lune se taisait comme vous vous taisiez
    En regardant au loin, en regardant dehors
    Votre chair était tendre à leurs chiens policiers

    On me dit à présent que ces mots n'ont plus cours
    Qu'il vaut mieux ne chanter que des chansons d'amour
    Que le sang sèche vite en entrant dans l'histoire
    Et qu'il ne sert à rien de prendre une guitare

    Mais qui donc est de taille à pouvoir m'arrêter ?
    L'ombre s'est faite humaine, aujourd'hui c'est l'été
    Je twisterais les mots s'il fallait les twister
    Pour qu'un jour les enfants sachent qui vous étiez

    Vous étiez vingt et cent, vous étiez des milliers
    Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
    Qui déchiriez la nuit de vos ongles battants
    Vous étiez des milliers, vous étiez vingt et cent

     

  • Février 2010

    Dans la profusion des sorties mensuelles, ne retenons que quelques chansons...


     

    TétéPremierClairAube.jpgTété, Le Premier Clair de l’aube (Jive-Epic)

    Le ménestrel folk est de retour avec Le premier clair de l'aube. Tété dit avoir écouté beaucoup de blues pour le nourrir. Tant du delta mississippien que de ses vastes affluents américains. De Muddy Waters à Screamin'Jay Hawkins via Sonny Boy Williamson ou Robert Johnson. Il est allé y puiser énergie et vélocité. Ce quatrième album en quête de fraîcheur, de ­lâcher-prise, le chanteur français d’origine sénégalaise est, pour bien faire, parti l'enregistrer à Portland, Oregon.

    Ce périple états-unien, pétri d’une écriture à la fois plus lettrée et déliée qu’auparavant tout en restant très elliptique, Tété l’a imaginé au cours d’une précédente tournée passée par la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et l’Australie. Ainsi que d’une émission TV musicale de France 5 qui lui permit de sillonner La Nouvelle-Orléans, New York, San Francisco et Miami. Chemin faisant, il a même croisé des Helvètes...encore plus toqués de blues: les Hell's Kitchen.

    Tété est parvenu ici à s’inscrire dans une tradition, à en maîtriser sa grammaire rythmique, sans toutefois renier ses amours pour les sonorités et fluidités pop. Après avoir traité il y a près de quatre ans sous des airs guillerets – façon ménestrel moderne –, d’identité, de racisme, d’exil, de paupérisme, de crise des valeurs au fil de l’allégorique Sacre des lemmings (et autres contes de la lisière), Tété ne se montre pas conceptuel aujourd’hui. Brut et relativement dépouillé, Le Premier Clair de l’aube a préféré l’urgence à la luxuriance. Peu de fioritures orchestrales et de contre-chants ici. La densité des textes antérieurs a aussi fait place à la brièveté, par l’entremise de couplets-refrains élagués aux formes souvent poétiquement précieuses ("Et quand certains jours/De dépit tu te languis"). Un suc littéraire loin d’être inédit dans son répertoire puisque ses lectures de romans et poésies anciens (du XIXe et plus loin) lui ont notamment permis de circonscrire ses idées le long d'A la faveur de l'automne (2003) et L’Air de rien (2001).

    Si le vorace lecteur se considère pourtant encore comme "un auteur laborieux", il avoue que ça va mieux. Et que si les mélodies lui viennent toujours plus facilement, la poésie a jailli plus naturellement que de coutume. De belles images affleurent il est vrai çà et là: comme "Dans la plaie de tes yeux/On devine le venin/Dans le pli de tes nœuds/Un bien curieux parfum" dans "L’envie et le dédain" ou "Fut-ce le temps d’un clin d’âme, d’un refrain/Gagner vos faveurs, vous sertir le cœur" au cœur d’"Ad Libitum". Elles figurent au coeur des treize missives blues-folk de ce Premier clair de l'aube, datées et situées géographiquement, formant au final un recueil de lettres aux agréables préciosités poétiques.

    (L'article dont est principalement extrait ce texte est consultable sur le site du Quotidien suisse "Le Temps")

     

  • Episode XXXI: Loïc Lantoine

    Au début des années 2000, dans le sillage des Biolay, Bénabar, Delerm and co est apparu une nouvelle génération d'auteur-compositeur-chanteur très vite rangée sous l’appellation médiatiquement contrôlée "nouvelle chanson française". Cette nouvelle vague vocale s’apprête en 2010 à célébrer ses dix ans d’existence. Retour dans le désordre sur les albums phares (une trentaine) des trentenaires talentueux qui à leur manière décompléxée ont repris le flambeau des Murat, Miossec, Dominique A ou Katerine des années 90 dont l’écriture leur avait ouvert d’autres voies

     

    LantoineCalme.jpgLoïc Lantoine, Tout est calme (Mon Slip, 2006)

    Avec son frère d'âme François Pierron à la contrebasse, Loïc Lantoine a tissé, sur le fil du rasoir, un tour de «po-éthique» à la fois fraternel, corrosif, bourré de tendresse et de coups de sang. Où ses scansions ne sont jamais illustrées par les cordes de Pierron mais plutôt rudoyées. Cet art des contrepoints fervents finissant toujours par dialoguer et signifier un langage à part. Tellement attentivement à l'écoute du souffle de l'autre qu'on ne pouvait imaginer Loïc Lantoine autrement que sous la forme de ce duo alchimique; hydre à deux têtes où chaque lexique amène sa part à l'édifice. Pourtant, après trois ans de scène commune et la publication de la poésie remuante de Badaboum (2003), le tandem a élargi ses horizons musicaux avec Tout est calme.

    Un deuxième album où percussions, guitares, cuivres et hautbois habillent ou déshabillent les vers percutants de ce Lantoine qui a commencé à brailler ou déclamer ses vers dans les bistrots. Sauf que le brouhaha a sans doute poussé la voix de Loïc Lantoine dans les graves. A parler-chanter avec intensité, quitte à développer une raucité proche de celle d'Arno ou Tom Waits. Les textes, sa voix qui en impose et les orchestrations plus étoffées restent heureusement subtilement entremêlés. Le propos n'a de calme que les apparences: les mots sont chevauchés sur le mode du parlé-chanté ou du récitatif pur par le biais d'interludes.

    "Aujourd'hui dans ce grand bordel/J'essaie d'gueuler en souriant/Et de tracer à tire-d'aile/Un dess(e) in qui unit les gens", affirme Lantoine dans "Cosmonaute". Un élan volontariste qui entrecoupe ses coups de gueule, ses désenchantements, ses engagements. Autant d'histoires citoyennes qui débordent toujours de vie, de fraternité, de trahisons et de contestations. Les sarcasmes de Lantoine - sur les chapelles, sur le milieu artistique ou sur la résignation en général - continuent aussi de faire mouche. Ainsi encore de ceux, à hurler de rire, dispensés malignement sur Johnny Hallyday dans "NNY".

    Au-delà du disque, c'est toutefois sur scène que les imprécations de Lantoine, ses mimiques, ses airs de clown (triste ou non), ses railleries et son immense tendresse prennent toute leur (dé)mesure. Parce que cet homme du Nord, protégé d'Allain Leprest, appelle l'émotion en se livrant sans artifice. La générosité non apprêtée de Lantoine, son écriture précipitée-oxygénée, les fulgurances sonores et la théâtralité globale presque naturelle de ses spectacles font mouche. Un moment d'intensité et de vérité rêvées. Lui qui voulait au départ éviter d'être interprète pour se concentrer sur le fond, sur l'écriture, est désormais l'une des voix les plus captivantes de la chanson francophone. Il aura fallu cinq ans, une première partie des Rita Mitsouko un soir à Paris, des tournées avec les bonimenteurs mélancoliques de La Rue Kétanou et Mon Côté Punk ou briller comme découverte au festival du Printemps de Bourges en 2004 pour enfin voir Lantoine s'imposer. Ce disque au verbe vif et tranchant s'appropriant encore au passage les maux de Christian Olivier, âme des Têtes Raides et patron de son label, devrait sonner la fin de l'accalmie.

  • Episode XXX: Bénabar

    Au début des années 2000, dans le sillage des Biolay, Bénabar, Delerm and co est apparu une nouvelle génération d'auteur-compositeur-chanteur très vite rangée sous l’appellation médiatiquement contrôlée "nouvelle chanson française". Cette nouvelle vague vocale s’apprête en 2010 à célébrer ses dix ans d’existence. Retour dans le désordre sur les albums phares (une trentaine) des trentenaires talentueux qui à leur manière décompléxée ont repris le flambeau des Murat, Miossec, Dominique A ou Katerine des années 90 dont l’écriture leur avait ouvert d’autres voies

     

    benabarRsiquesdumétier.jpgBénabar, Les risques du métier (Jive, 2003)

    L'air de rien, il poursuit son bonhomme de chemin. En prise avec le quotidien, Bénabar slalome entre les histoires de peu qui y affleurent et en révèlent beaucoup sur les psychologies enfouies. Des rapports de force ou de séduction entre hommes et femmes, des exclusions symboliques, des vanités merdiques, des comportements pudiques, des tics énervants, des peurs inavouables ou des cache-misère, Bénabar tire plus que jamais la sève de ses chansons. Les Risques du métier, troisième album en six ans de ce titi au bagout bien cadré, fait simplement et clairement état d'un écheveau de sentiments. D'une patine plus mélancolique que ses deux précédentes cargaisons, lestées de dérision et de chansons-saynètes parfois bravaches ("Bon anniversaire" ou "Y'a une fille qu'habite chez moi"), Les Risques du métier rassemble douze nouvelles à l'écoute desquelles on rit moins.

    Bénabar, passé maître des basculements entre rires et larmes, traqueur des infimes contradictions du quotidien, se montre paradoxalement moins anxieux qu'au moment de son album éponyme et révélation de 2002. Surmontant allégrement l'écueil de la redite, bridant les échappées des cuivres de sa fanfare autrefois très joyeuse, Bénabar n'abuse pas non plus de l'exubérance théâtrale qui a fait le sel de ses prestations scéniques. Mais n'en oublie pas, fidèle aux principes d'écriture acquis dans les arcanes cinématographiques et cathodiques, de peaufiner l'éclairage de ses chansons. De partir sur un détail avant d'élargir la focale, de faire un arrêt sur image sur des seconds rôles ou des éléments de décor révélateurs.

    L'auteur et compositeur parisien, musicien autodidacte qui abhorre la monotonie et les manies routinières, explore ici scrupuleusement le versant sombre d'un univers thématique en équilibre précaire. Onze des douze titres de sa nouvelle livraison affichent une uniformité désabusée. A l'exception de l'épilogue boiteux endossé par "Le zoo de Vincennes", narrant la détresse d'un rhinocéros – "chanson exogène" selon les dires de Bénabar» – l'album glisse sur des coussins chagrins. Tout au long de "Monospace", Bénabar chante de sa voix tabagique que "ce n'est qu'une petite chanson d'amour de plus", ne s'imaginant pas du tout dans le rôle de chef de famille. Il décline les responsabilités inhérentes à la paternité, évoque les compromis qu'il ne ferait même pas auprès d'"un concentré de femme idéale". "Dis-lui oui" est une supplique à une amie pour qu'elle se rabiboche avec son ex et distille subtilement les rebondissements sur des airs de music-hall légers.

    Ode à l'oisiveté, «Paresseuse» s'égrène sur des rythmes forcément indolents. "Je suis de celles", apothéose du disque, d'une veine que Brel n'aurait pas reniée, s'attelle à la mécanique de l'exclusion à travers des jeux cruels d'adolescents. Avec un simple piano comme oripeaux, la chanson pleure une sublime tristesse. Chronique qui reflète les préoccupations d'un autre âge, "La coquette" est taillée dans le même bois sobre et éblouissant. Alors que "Monsieur René" lève le voile sur d'autres facettes de la vieillesse, doublé cette fois d'une attendrissante mélodie. Heureusement, l'autopsie d'un "Sac à main", la célébration de l'amitié qu'évoque "L'itinéraire" et "La station Mir" détendent un peu l'atmosphère cafardeuse.

    Bénabar varie ici les microclimats régnant sur ses chansons, sans trop opter pour les effets clinquants. Agrémentant juste ses proses fines d'arrangement de cordes, d'un zeste d'accordéon propre au genre populaire et de sons d'orgue, Bénabar renouvelle en douceur son répertoire. Si le succès n'a pas poussé cet humble chansonnier à forcer les traits musicalement, il n'a pas davantage dérogé à la simplicité racée de son écriture. De laquelle jeux de mots faciles et rimes polies sont bannis au profit d'une soigneuse construction à contre-courant de la narration.