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chanson - Page 4

  • Miossec chante en eaux calmes

    Sur «Ici-bas, ici même» (PIAS), neuvième album radieux en vingt ans de carrière, le Brestois tourmenté vire vocalement et musicalement de bord. Remontée du temps en un coup de fil.

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    Une voix qui chuchote et des oiseaux qui sifflotent. Dans sa maison du Finistère, Miossec s'est assis en terrasse, face à la mer. Posément, au bout du fil, le chanteur remonte le cours du temps, de là où il a repris pieds en amorçant un nouveau virage musical et vocal. Vingt ans d'un fleuve intranquille qui l'ont vu passer du fulgurant Boire (1995) qui a remué la chanson à la française à Ici-bas, ici même, neuvième album enregistré dans son cocon breton et navigant comme jamais en eaux calmes. « Pour arriver au stade d'épurement d'Ici-bas, ici-même, il a fallu énormément de travail en amont, de ratures et de textes bazardés. Au même titre qu'il m'a fallu du temps pour m'accepter pleinement en tant que chanteur et être à l'aise dans ce monde-là. Je crois que c'est important de s'être ramassé la tronche, de ne jamais être autosatisfait comme certains collègues qui, à trop vouloir monter sur l'estrade et faire les malins, en ont payé le prix fort après un licenciement général prononcé par le public.»

    A contre-courant des électriques Chansons ordinaires (2011) et Finistériens (2009), Miossec est passé ainsi du tangage aux roulis, du rock tourmenté à une pop lumineuse. Le presque quinquagénaire a trop connu les remous pour ne pas apprécier cette sérénité inédite. «Après l’étiquette d’écorché vif, c’est celle d’homme apaisé que les médias me collent à la peau. Mais mes disques reflètent juste une vie normale constituée d’époques différentes et donc de hauts et de bas.» Soit. Mais comment s’est opéré ce ­virement de bord? «J’ai surtout voulu éviter de radoter et proposer autre chose. En termes d’écriture, j’ai chassé mes automatismes, éviter mon fonds de commerce pour tenter de viser des émotions plus universelles. Cet album m’a permis aussi d’assouvir le vieux fantasme de réaliser un disque à la maison, dépouillé, en peu de temps, en petit comité et sans pression ni souffrance. Un disque qui corresponde à mes humeurs musicales actuelles, où le jazz est très présent».

    Allongé dans un cercueil

    Puisque Chet Baker ou Nina Simone résonnent dans son salon et qu’une collaboration piano-voix avec le jazzman ­Baptiste Trontignon figure parmi ses meilleurs souvenirs scéniques récents, Miossec a fait appel pour la réalisation d’Ici-bas, ici-même au raffiné multi-­instrumentiste et chanteur Albin de la ­Simone (Vanessa Paradis, Alain Souchon, JP Nataf, Arthur H ou Mathieu Boogaerts), présenté par un ami et ingénieur du son commun. Premières intentions et impressions piano-voix (et marimba, contrebasse), improvisations, prises sonores sur le vif et peu d’arrangements ajoutés, le ­répertoire revêt rapidement dans le sous-sol de sa maison mué en studio d’enregistrement les airs spontanés souhaités par son capitaine. Une voilure sonore à la ­délicate acoustique où le chant de Miossec, au premier plan, fluide et mélodieux, peut autant envahir l’espace que ménager d’habiles respirations.

    Bien que les thématiques des chansons ne prêtent pas spécialement à sourire, la mort rôde souvent, Miossec s’épanouit vocalement comme rarement. «C’est vrai que je chante sans doute bien pour la première fois, comme si j’étais allongé dans un ­cercueil», s’amuse le Brestois qui, quant à ­l’irruption de la disparition au cœur de ces couplets, imagine d’abord en ironisant que «c’est dû à l’approche de la cinquantaine, des examens médicaux, etc». Avant de se raviser: «La mort a rôdé et rôde autour de moi. Le cancer devient une épidémie ­quotidienne et j’ai vu disparaître quelques proches ces dernières années (Alain Bashung ou Jean-Louis Foulquier, ndr). Mais si le thème aussi inépuisable que tabou de la mort s’est imposé, je ne voulais surtout pas l’accabler, qu’il soit plus mortifère ­encore. Je crois que ça a été mon plus grand défi et ma plus grande fierté en ­matière d’écriture pour Ici-bas, ici-même».


    Un cap salutaire

    La fuite du temps, obsession et angoisse durable de Miossec avec les ravages de l’amour, se trouve ici une maîtresse de taille grâce à des titres comme «On vient à peine de commencer», «Nos Morts», «A l’Attaque» ou «Des Touristes» qui se ­glissent dans les habits de la mort avec la subtilité d’un miraculé. Ne recensant plus seulement mélancoliquement les coups du sort, les plaies de l’âme et les gueules ­fracassées, Miossec trouve un cap salutaire pour ses chansons. Frottés au papier de soie plutôt qu’émeri, ces onze nouveaux titres gagnent en profondeur et émotion. A l’image de ses concerts autrefois sabordés, parfois sous l’emprise de l’alcool qu’il a depuis quatre ans arrêté sur injonction médicale, durant lesquels il confie enfin avoir retrouvé «un terrain de jeu formidable, qui donne de l’allant et un souffle neuf».

    Et si l’ex-journaliste a baptisé sa tournée «Vingt ans dans la carrière», c’est juste pour mieux souligner, en plus du clin d’œil à ses origines ouvrières, la dimension laborieuse de sa «trajectoire de chanteur débutée sur le tard et furieusement à 30 ans. Les premiers moments sont toujours les plus forts. L’époque de Boire, ces deux premières années où la vie professionnelle bascule, était invraisemblable, surréaliste. Aujourd’hui, j’ai retrouvé sur scène ce plaisir et ces sensations fortes».

    Cet article est aussi paru dans le quotidien suisse Le Courrier du 31 mai 2014

  • Les inconvenances jouissives de Batlik

    Le Français à la prose corrosive publie « Mauvais sentiments » (A brûle-pourpoint), neuvième album le plus jusqu'au boutiste en dix ans. Coup de fil.

     

     

    batlik_mauvais_sentiments-d5326.jpgLa bienséance, le conformisme ou le politiquement correct sont ses ennemis déclarés. Avec Mauvais sentiments, Batlik conserve une dimension sociétale comme focale de ses chansons incisives et parfois jouissives. Pour ce neuvième album en dix ans, le Français chasse habilement la bien-pensance sous toutes ces coutures. « On vit dans une société gargarisée de bons sentiments. Les chansons de mon disque ont été pensées comme des contre-pieds à toutes ces idées reçues qui découlent souvent de la doctrine capitaliste omnipotente », détaille Batlik au bout du fil, militant à sa modeste façon.

     

    Pour en arriver à cette explication, il aura pourtant fallu tirer les vers du nez au chanteur qui se contente souvent de l'autodérision pour évoquer les déclencheurs de ses inspirations, genre: « Il y avait huit autres albums qui poussaient celui-ci. C'est une mécanique, une machine qu'il faut alimenter tout le temps quand on est un artisan indépendant de la chanson ». Un ton qui innerve jusqu'à sa biographie officielle, où affleure par exemple : « En 2006, Batlik décline une proposition de signature chez Warner ainsi qu'une proposition chez Wagram en 2007. Il se bat pour le titre de l’artiste le plus contre-productif d’Europe ».

     

    Au vrai, il y a de ça chez ce chanteur de 37 ans resté l'un des éternels espoir de la chanson francophone après avoir été révélé par le circuit des cafés-concerts. Surtout depuis Utilité (2007), petite merveille de douceur folk mélodique rythmé par une singulière guitare slappée et un timbre joliment brisé. Un répertoire troublant au coeur duquel Batlik déclinait déjà des thèmes surprenants, fustigeant le bonheur à crédit ou la spirale de l'endettement et se distinguait par un hymne à l'insuccès ou une non-déclaration d'amour. Des promesses folks demeurées quasi lettre morte en termes de consécration commerciale.

     

    Reste que ce goût marqué pour les contre-pieds, Batlik n'a jamais cessé de les cultiver jusqu'à ce jour. Dans le style, Mauvais sentiments est sans doute juste le plus jusqu'au boutiste. A l'image des strophes crues et cruelles de « Désir de vengeance », où un type mène à bien sa vendetta amoureuse en couchant avec la mère et la fille de son meilleur ennemi dans le sillage d'une réplique repiquée à Le bon, la brute et le truand. « Il aurait voulu le faire avec sa femme aussi mais a manqué de courage ! Les gens qualifient souvent cette chanson d'abjecte et des amis se sont même fâchés avec moi. Mais c'est pourtant celle que je trouve largement la mieux écrite du disque et dont suis le plus fier ». Un sommet en effet, rien que pour le couplet « mais rentrer par où t'es sorti/M'a vengé de toi en partie ». 

     

    Une écriture pleine de reliefs et de surprises, enveloppée par des compositions resserrées autour de guitares, percussions, claviers et une contrebasse, qui évite d'enfoncer les portes ouvertes en se coltinant pourtant des thèmes aussi casse-gueule que le libéralisme. De « AAA » à « Mademoiselle » via « Les persuadés », il est ainsi plutôt question de ses effets nocifs : croyances et opinions mises à mal, libre-arbitre entamé, violence des normes ou révoltes aussitôt absorbées par un système. 

     

    Esquissant en creux toutes les transgressions possibles, Batlik libère grâce à Mauvais sentiments une sève salutaire. En sourdine, l'autodérision qui lui portait parfois préjudice ne se mue par pour autant en une forme de militantisme creux. Sans dieu ni maître, pas plus Ferré que Ferrat qu'il a repris un jour, Batlik trace sa voie singulière de chanteur concerné par le monde et les gens qui l'entoure. D'autant plus que Mauvais sentiments trouve un écho dans Les Monstres pratiques, un livre en forme de fragments du réel écrit par son épouse, Elsa Caruelle, psychanalyste pour enfants. « Le disque et le livre, qui ont aussi été inspirés par des discussions avec des amis proches, issus d'un milieu de gauche plutôt en porte-à-faux avec le capitalisme, a bizarrement blessé nombre d'entre eux », déplore Batlik, perplexe. Espérons qu'à défaut d'amis, ces corrosives inconvenances lui valent enfin davantage de suffrages publics.

     

    Cet article est aussi paru dans le quotidien suisse Le Courrier du 12.3.2014

  • Février 2014: Têtes raides, idées claires

    Dans la profusion des sorties mensuelles, ne retenons que quelques chansons...

    Les Têtes Raides, Les Terriens (Tôt ou Tard)

    Les Têtes Raides, Les Terriens, Tôt ou TardIntrépide sémaphore de l’alternative chansonnière depuis trente ans, les Têtes Raides s'en reviennent avec un douzième album studio fidèle à leur esprit franc-tireur. Toujours un peu pareil mais en même temps toujours un peu différent, leur répertoire poétique empruntant autant à Fréhel que Brel, Ferré, Leprest, Tom Waits ou The Clash creuse cette fois quelques pistes plus électriques. Où la prose néo-réaliste des Terriens, alternant militantisme (« La tâche ») et faux air de fête (« Les Terriens »), élans amoureux (« Alice », « Mon carnet ») et désillusions (« Oublie-moi»), se pare de belles profondeurs de champ et crissements guitaristiques.

    Après un coffret regroupant des orchestrations de textes de Rimbaud, Genet, Prévert ou Apollinaire (Corps de mots, 2013) et un disque très épuré (L'An demain, 2011), Christian Olivier distille habilement sa « po-éthique » existentialiste à fleur de bitume et de peau. Désormais moins politisés que poétisés, Les Terriens des Têtes Raides ont les idées claires mais toujours aussi peu de certitudes. Une lucidité égrenée avec lenteur musicale plutôt que torpeur et qui ne s'empêche pas d'affirmer : « Vers où je vas, vers où je vais/J'espère que jamais je ne le saurai ». Carpe diem.

    Cette chronique a également été publiée dans le quotidien suisse Le Courrier du 22.2.2014 

     

     

  • Mai 2013

    Bertrand Belin, chanson de traverse

    Tout en rondeurs folk-rock et éclaircies pop, «Parcs» (Cinq7) poursuit la quête d’épure du Français.

    Bertrand-Belin-Parcs.jpgUn tarmac en guise de bienvenue à bord de Parcs. Le béton pour signifier la verdure. Une fois de plus, la forme et le fond semblent en contradiction chez Bertrand Belin. Pourtant, à y regarder de près, le quatrième album du chanteur-conteur est plus cohérent qu’il n’y paraît. Tant Parcs est encore et avant tout une exquise invitation au voyage et vagabondage.

    En un peu moins de dix ans, Belin est passé maître dans l’art de générer l’évasion, l’échappée belle atmosphérique. La chanson de traverse constitue sa prouesse. Dans Sorties de route (Ed. La Machine à cailloux, 2011), petit ouvrage où le Français réfléchit au processus de création, il s’interroge d’ailleurs sans vraiment répondre: «Mes chansons ne sont-elles pas, après tout, l’accompagnement sonore d’une dérive ou, plus justement, celui de l’éloignement d’une rive?»

    Au bout du fil, à l’heure de l’interview, on persévère pour décrocher une explication: «Je vois cela comme le plongeon ou des choses paradoxales qui questionnent les frontières. La dérive, cela peut autant être fuir le nazisme que s’éloigner en nageant. Ce qui me plaît dans cette notion et dans la chanson, c’est l’ambivalence, la promesse romanesque, le ressort dramatique, la beauté de l’inexorable».

    DÉVELOPPER SA SURVIE
    En toile de fond de Parcs apparaissent aussi ses préoccupations récurrentes: «La fuite du temps, la façon dont on s’arrange avec la solitude ou la vieillesse, dont on s’accommode avec notre bout de lorgnette dans ce monde complexe.» L’esthète Belin confesse écrire pour développer sa survie, conjurer les secondes qui s’égrènent: «Je trouve qu’on pourrait tout résumer ou lire à l’aune de la flèche du temps. L’histoire des techniques, du progrès n’est que cela. Mais je songe au temps comme à un véhicule. Le temps comme le voyage, le déplacement, le paysage du vivant. Dans cette idée, le futur me passionne autant que le passé. En somme, c’est l’ironie métaphysique du ­vivant qui me captive et nourrit mon répertoire.»

    Parcs offre un magnifique tour du propriétaire. Où l’on chemine aux côtés de personnages déboussolés (un homme au bord d’un plongeoir, un autre perdu, des hommes qui se battent, un couple qui se querelle) au coeur de paysages verts, broussailleux, pluvieux ou brumeux. Une faune indéfinie qui s’égare puis repart entre variations climatiques et changements d’humeur, à l’image de l’existence. Et le lexique volontiers symbolique et naturaliste de Belin, qui se déploie dans ces espaces temporels suspendus, de signifier joliment son art pointilliste du micro-détail mallarméen.

    Il y a trois ans, l’éblouissant Hypernuit privilégiait les épures à la Satie. En réaction aux luxuriances orchestrales de La Perdue (2007) avec force cordes et vents lyriques, Belin s’était soudain interdit les effets musicaux et les afféteries de langue pour imaginer un album «asséché, osseux». Entre ces deux extrêmes, Parcs trouve une voix apaisée et charrie un répertoire folk-rock plutôt alangui. «Parcs est clairement davantage une suite qu’une rupture. S’il y a souvent un nécessaire et logique inversement des polarités, je vois cet album plus comme un rafraîchissement, avec un ensoleillement plus pop sous quelques contours. Mais j’ai continué par contre mon travail sur la disparition de la masse de texte, comme sur Hypernuit».

    ÉNIGMATIQUE ET MÉLANCOLIQUE
    Une épure textuelle en forme d’obsession poétique pour ce Belin qui a dévoré Philippe Jacottet, Raymond Roussel, Francis Ponge, Henri Michaux ou Kazuo Ishiguro avec la même appétence que des traités d’orchestrations, des partitions de Prokoviev ou Bartok. La prose de Belin aime à jouer avec les points de suspension et l’impressionnisme, à figurer des situations furtives plutôt que de les développer. Chanteur d’esquisses, Belin écrit «sans thèmes choisis. Je réponds au présent, aux intempéries comme aux éclaircies. J’écris des chansons comme la bande-son de mon vivant.»

    Se laisser dériver, surprendre, encore et encore. Tout en conservant une dimension épique, énigmatique et mélancolique entre ses stances élégantes et parfois surannées. La chaleur et la rondeur des compositions viennent ainsi contrebalancer à merveille l’économie de mots. Entre folk-rock et pop américains, Belin place de son élégante voix indolente son répertoire sous les auspices croisés de Bill Callahan ou Howe Gelb. Deux références chéries par ce guitariste breton autodidacte qui a collaboré avec quantité de formations (Strompin’Crawfish, Sons of the Desert, Les Enfants des Autres, Néry) et avec le chorégraphe Philippe Découflé après des études d’harmonies et de solfège dans une école de jazz.

    Par ces figures de style enchanteresses, sa poésie des sens, sa fugacité lyrique ou ses silences, celui qui a grandi non loin des ajoncs des côtes sauvages du Morbihan s’affirme comme une perle de la francophonie chantante, dont il contribue assurément – aux côtés de Florent Marchet, Camille ou JP Nataf, au ravalement de façade initié par des Murat, Dominique A, Diabologum ou Mendelson.

     

    Cet article a aussi été publié dans le quotidien suisse Le Courrier du 8 juin 2013

  • Moustaki, "Métèque" et mat

    Il y a cinq ans, il avait commencé à évoquer sa maladie respiratoire, le coeur un peu serré (lire l'interview de 2008 exhumée ci-dessous*). Logique quand on dédié la majorité de son temps et sa passion à la chanson et que les bronches ne suivent plus. Avec la disparition de Georges Moustaki à 79 ans, c'est un pan d'un large patrimoine qui s'effondre, courant du Brésil à la France et de l'Egypte à la Grèce. Le "Juif errant" aura comme peu ressassé ses thèmes chers qu'étaient l'amour, les femmes et le vagabondage. "Métèque" et mat d'un grand voyageur, solitaire et aimant.

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    *"Je suis un serviteur de la révolution"

    Georges Moustaki publie un nouvel album, "Solitaire", et raconte ses fièvres de poète errant.

    Existence et errance ont toujours été liées chez Georges Moustaki. Plus d'un demi-siècle que l'auteur-compositeur, mais aussi écrivain, peintre, polyglotte et féru de tennis de table chante ce qu'il respire. Les voyages et les rencontres ont formé davantage que sa jeunesse. De ses vagabondages inspirants, il a cette fois ramené Solitaire. Celui qui est né Grec dans un monde d'Egyptiens où il a appris le français y duettise avec Delerm, Cali, Stacey Kent et China Forbes. Dans un voile de douceur, de légèreté nostalgique ou mélancolique, Moustaki reprend et rénove encore des titres phares («Ma solitude» ou «Sans la nommer»). Si les élégantes chansons de Moustaki n'ont jamais révélé une grande voix, elles sont un peu gâchées ici par un manque de couleurs et de souffle qu'il aborde sans détour.

    Georges Moustaki: J'ai un problème relativement récent d'emphysème pulmonaire auquel je n'arrête pas de penser. Mais je ne veux pas modifier ma vie en fonction de cette pathologie, même si je la ressens au quotidien. Le problème est que je ne sais pas combien de temps je pourrai compter sur ma voix. Ma pathologie est très préjudiciable. C'est très mystérieux aussi cette question vocale car je fais des concerts de deux heures où je me sens paradoxalement mieux en fin de spectacle. La détérioration de ma voix en raison de l'âge est une conséquence audible. Mais le problème de souffle, malheureusement, ne tient hélas pas à l'âge mais à la maladie contractée. Je le tiens à bout de bras car je n'ai pas encore épuisé toutes les possibilités médicales.

    - Quarante ans et autant de mois de mai séparent «Métèque», votre premier succès, de votre nouvel album,«Solitaire». Cela revêt-il une symbolique particulière?

    - Non. Mes producteurs ont tenté de le faire croire. Mais c'est du pur marketing. Je ne renie pas, ne récuse pas ni désavoue 1968 mais je ne me retrouve pas dans cette célébration. Mes souvenirs de 1968 sont très beaux. Il faut qu'ils restent purs et justes. Ma chanson «Sans la nommer», qui évoque la «révolution permanente», ne parle ainsi pas de mai 1968 en particulier. Mais de toutes ces révolutions du siècle dernier qui ont fait bouger le monde: la révolution russe, cubaine, celle des œillets au Portugal, etc. Toutes les révolutions sont admirables quand elles ne dégénèrent et ne se pervertissent pas.

    - Cet esprit libertaire qui a fleuri en 1968 a-t-il été une balise artistique et intellectuelle?

    - Je vivais bien avant avec les valeurs revendiquées en 1968. Même si elles étaient moins bien définies. Elles continuent de me sembler importantes, même si le vent a tourné et que les jeunes gens d'aujourd'hui semblent manifester pour travailler plus et gagner plus...

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    - La première chanson de «Solitaire», «Le temps de nos guitares», évoque des amitiés artistiques. Vous y évoquez notamment Henri Salvador, à qui l'album est aussi dédié. Qu'a-t-il représenté?

    - Au-delà de l'amitié, de l'admiration que je lui porte, du travail effectué ensemble, Henri a surtout été le plus guitariste de tous les chanteurs que j'énumère. Il me fallait distinguer son talent supplémentaire. Et puis nous partagions un amour pour le Brésil, la sieste, les belles femmes, les bonnes adresses gastronomiques. Nous partagions aussi un immense amour pour les beaux textes, les belles mélodies, et pour toutes les musiques. Pas seulement celles du Brésil, même si cela reste un pays de référence vu sa richesse exceptionnelle.

    - Vous partagez désormais le micro avec Cali ou Delerm, une autre génération de chanteurs.

    - Ce sont des affinités effectives et affectives, musicales, idéologiques, complices, amicales et éminemment artistiques qui nous ont réunis aussi. Mais c'est moi le frère aîné à présent. C'est différent.

    - Avec Cali, vous vous retrouvez sur des valeurs communes, le soutien entre autres à Ségolène Royal aux dernières présidentielles?

    - Oui. C'est venu en plus mais ce n'était pas prépondérant. Reste que le choix d'interpréter «Sans la nommer» a été fait en fonction de nos convictions communes.

    - De la «révolution permanente»?

    - Oui, Mais on peut tout lui faire dire aussi à cette révolution permanente. C'est celle des cœurs, de l'âme, de l'esprit, des idées, d'un pays. Je me souviens avoir chanté cette chanson dans les années 70 au sud de l'Inde, une partie restée un peu francophone. Eux y entendaient une révolution spirituelle. Tout était logique dans cette connotation aussi. Chacun y a puisé une signification différente. C'est ce qui fait sa beauté, je crois.

    - L'un de vos biographes, Cécile Barthélemy, dit que Moustaki «attire ainsi, insensiblement, parce qu'il n'est pas un révolutionnaire violent, ni même avoué, dans son univers». Cela résonne en vous?

    - Il y a des gens qui ne veulent pas le voir car je ne suis pas très éloquent. Mais s'ils regardent ce que j'écris, vis et dis, ils verront que je suis davantage un serviteur de la révolution. Je ne monte pas au créneau systématiquement. La révolution, c'est aussi une jolie femme que l'on a envie d'aimer et d'accompagner. Cette discrétion est aussi l'effet de mes doutes. Je ne suis pas non plus toujours convaincu à mille pour-cent d'une chose pour la clamer. Je la propose, la formule. Mais comprend et y souscrit qui veut. Je suis étonné du crédit que l'on peut donner à des gens pas toujours qualifiés pour être des maîtres à penser. Les écrivains qui m'ont marqué, comme Henri Miller, avaient cette grande liberté d'esprit de se contredire. C'est peut-être d'avoir fréquenté dans la vie et littérairement des gens de cette espèce qui me rend méfiant vis-à-vis de tout ce qui est emphatique et affirmatif.

    Cet article est paru dans le quotidien Le Temps du 7 juin 2008.