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L'âme-son - Olivier Horner - Page 21

  • Mai 2010

    Dans la profusion des sorties mensuelles, ne retenons que quelques chansons...


    LallemantVerger.jpgBastien Lallemant, Le Verger (Acousti Studios)

    Un disque exquis où rôdent pourtant les cadavres en pagaille. Première ombre à ce tableau noir que Bastien Lallemant a dénommé Le Verger, une femme qui gît sur le sable fin et « que les vagues découvrent puis recouvrent sans fin ». Suit une jeune fille pas vraiment en fleur se perdant au fond des bois, sur les traces de son assassin. Avant qu'un cow boy à bout de nerf ne finisse par dézinguer sa jolie poupée jugée trop inquisitrice.

    Pour son troisième album, Bastien Lallemant a choisi d'avoir la gâchette facile. En jouant les chanteurs de polar dans une enfilade de petits contes cruels où le poids des mots ainsi que les sévices infligés à ses personnages sont toutefois souvent contrebalancé par de légères lignes de fuites mélodiques. Même si, quand la jeune fille précitée s'égare dans les sous-bois sur « Les Fougères », l'ambiance musicale évoque le mystère, elle ne plombe pas pour autant l'atmosphère. Dans l'ensemble de ses douze chansons-nouvelles truffées de destins furtifs, Lallemant figure plutôt que de surligner son propos.

    Avec ce sublime Verger, l'ex-pensionnaire et perle du label français Tôt ou Tard -hélas éjecté faute de rentabilité - brise cinq ans de silence de la plus élégante des manières. Timbre et diction évoquant toujours ça et là de manière troublante le Gainsbourg perfide (« L'empoisonneuse » ou «Une vie de chien »), Lallemant surpasse ici les exercices de style attractifs qu'étaient Les Erotiques (2005) et Les Premiers Instants (2003). Le goût des fruits défendus à cédé sa place à une fibre sciemment vénéneuse qui s'en révèle que plus délicieuse.

  • Episode XXXII: Claire Diterzi

    Au début des années 2000, dans le sillage des Biolay, Bénabar, Delerm and co est apparu une nouvelle génération d'auteur-compositeur-chanteur très vite rangée sous l’appellation médiatiquement contrôlée "nouvelle chanson française". Cette nouvelle vague vocale s’apprête en 2010 à célébrer ses dix ans d’existence. Retour dans le désordre sur les albums phares (une trentaine) des trentenaires talentueux qui à leur manière décompléxée ont repris le flambeau des Murat, Miossec, Dominique A ou Katerine des années 90 dont l’écriture leur avait ouvert d’autres voies


    DiterziTableauchasse.jpgClaire Diterzi, Tableau de chasse (Naïve, 2008)

    Touche-à-tout qui a toujours cherché "du sens dans les tabous et les relations humaines", Claire Diter­zi chante, aigu parfois, des mini-traités de sexologie, les déroutes amoureuses, les rencontres express, le dessous des ébats, les peaux en voie de flétrissure, les blessures intimes. Pour situer l'origine de son répertoire au corps à corps electro-rock, elle aime à citer le film Intimité de Patrice Chéreau.

    Pour Tableau de chasse, son troisième album solo en incluant sa B.O. de Requiem for Billy the Kid, l'ex-chanteuse du groupe rock Forguette Mi Note recadre encore davantage ses propos. Avec un souffle et un culot aussi déconcertants que jouissifs, elle s'est inspirée de sculptures et tableaux pour nourrir son écriture des plus charnelles. Sur fond d'electro, de pop et d'électricité excentrique. La beauté des dix œuvres retenues, de Rodin à Claudel via Toulouse-Lautrec ou Fragonard, a aussi pour trait commun la femme. En lumineuse obsessionnelle compulsive, Claire Diterzi aborde une fois de plus ce thème chéri qui lui permet d'évoquer le sexe, l'amour et la sensualité. Et cherche sans cesse à le chanter avec intelligence.

    Tableau de chasse y parvient sans mal. Entre libertinages et moqueries, coquetteries et franches manières, humour et méchanceté. Dans "L'odalisque", elle s'abandonne ainsi corps et âme, obéit au doigt et à l'œil en femme soumise de harem sans le moindre trémolo dans la voix. Diter­zi se fait "pour l'éternité, ta nana et ta madone, ta diva et ton odalisque". Les saccades rythmiques, les montées dans les aigus peu farouches créent une atmosphère inouïe à cette pièce sonore aussi rococo que la toile XVIIIe de François Boucher. "Je veux être ta chose, que tu me hisses au sommet de ton torse", chante-t-elle plus loin d'une voix douce et innocente. Dans un abandon qui désire oublier l'étreinte du temps.

    Au même titre qu'elle joue en mots des sens, Diterzi s'est amusée à superposer à l'envi ses chants caméléons, à créer des millefeuilles de chœurs aussi. En modelant l'extraordinaire plasticité d'une voix utilisée comme un véritable matériau, en taillant dans la chair rythmique et mélodique, cette éternelle gladiatrice de la chanson dompte son répertoire façonné sur des gestuelles des beaux-arts. "Je voulais qu'on entende le ciseau sur la pierre", résume-t-elle dans une formule magique.

    Evocateur au-delà du raisonnable, Tableau de chasse alterne avec une touchante et renversante folie les époques et les climats. Entre les teintes romantiques et les ambiances lascives figurent aussi quelques atmosphères dégénérées. Comme sur "A quatre pattes" – calqué sur une œuvre d'Allen Jones montrant une femme en cuir dénudée servant de support au plateau d'une table basse – où la libertaire Diterzi brocarde l'obscénité de l'imagerie hip-hop et R & B. Avec une irrésistible "voix de bimbo" en prime! Elle rit aussi de Mireille Mathieu meublant les interminables repas de famille dominicaux, prétexte à dégommer le politiquement correct et, partant, la réanimation par Sarkozy des has been populaires du "patrimoine" chanté. "L'art, c'est résister", selon Diterzi.

    Pour représenter un autre âge, il y a aussi cette troublante "Vieille chanteuse" évoquant son tenace goût de l'amour. Chanson pour laquelle Diterzi prend l'accent traînant des goualantes réalistes de l'entre-deux-guerres. Ou enfin, avec réminiscences du Mystère des Voix bulgares, cette chanson dans la peau d'une femme divorcée. Du beau art grâce à une écriture tout feu tout flamme.

  • Ferrat, nuit noire

    Aragon et l'exaltation amoureuse, la fraternité et les petites gens, mais aussi la révolte perpétuelle. Jean Ferrat (1930-2010) était tout cela à la fois. La fleur poétique au fusil, la nécessité de ne pas chanter idiot, la contestation des injustices à fleur de peau et un lyrisme toujours à portée de voix. Un cas d'école lu à l'école en somme autant parfois qu'un cri dénué d'écho dans la marche d'un monde qui n'a pas besoin qu'on lui rappelle trop ses incohérences et faits d'armes. Certes ennuyeux par moment, le répertoire de Ferrat a aussi ses beautés. Qui ne passent pas forcément par "C'est beau la vie".  Mais plutôt par "Nul ne guérit de son enfance" ou ce "Nuit et brouillard" qui a fait coulé tant d'encre quelques années après le documentaire saisissant d'Alain Resnais. Des textes inscrits au fer rouge dans la chair d'un Ferrat dont le père a succombé à Auschwitz.

    Pour mémoire et un au revoir donc:

    Nuit et brouillard (Jean Ferrat, 1963)

    Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers
    Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
    Qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants
    Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent

    Ils se croyaient des hommes, n'étaient plus que des nombres
    Depuis longtemps leurs dés avaient été jetés
    Dès que la main retombe il ne reste qu'une ombre
    Ils ne devaient jamais plus revoir un été

    La fuite monotone et sans hâte du temps
    Survivre encore un jour, une heure, obstinément
    Combien de tours de roues, d'arrêts et de départs
    Qui n'en finissent pas de distiller l'espoir

    Ils s'appelaient Jean-Pierre, Natacha ou Samuel
    Certains priaient Jésus, Jéhovah ou Vichnou
    D'autres ne priaient pas, mais qu'importe le ciel
    Ils voulaient simplement ne plus vivre à genoux

    Ils n'arrivaient pas tous à la fin du voyage
    Ceux qui sont revenus peuvent-ils être heureux
    Ils essaient d'oublier, étonnés qu'à leur âge
    Les veines de leurs bras soient devenues si bleues

    Les Allemands guettaient du haut des miradors
    La lune se taisait comme vous vous taisiez
    En regardant au loin, en regardant dehors
    Votre chair était tendre à leurs chiens policiers

    On me dit à présent que ces mots n'ont plus cours
    Qu'il vaut mieux ne chanter que des chansons d'amour
    Que le sang sèche vite en entrant dans l'histoire
    Et qu'il ne sert à rien de prendre une guitare

    Mais qui donc est de taille à pouvoir m'arrêter ?
    L'ombre s'est faite humaine, aujourd'hui c'est l'été
    Je twisterais les mots s'il fallait les twister
    Pour qu'un jour les enfants sachent qui vous étiez

    Vous étiez vingt et cent, vous étiez des milliers
    Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
    Qui déchiriez la nuit de vos ongles battants
    Vous étiez des milliers, vous étiez vingt et cent

     

  • Février 2010

    Dans la profusion des sorties mensuelles, ne retenons que quelques chansons...


     

    TétéPremierClairAube.jpgTété, Le Premier Clair de l’aube (Jive-Epic)

    Le ménestrel folk est de retour avec Le premier clair de l'aube. Tété dit avoir écouté beaucoup de blues pour le nourrir. Tant du delta mississippien que de ses vastes affluents américains. De Muddy Waters à Screamin'Jay Hawkins via Sonny Boy Williamson ou Robert Johnson. Il est allé y puiser énergie et vélocité. Ce quatrième album en quête de fraîcheur, de ­lâcher-prise, le chanteur français d’origine sénégalaise est, pour bien faire, parti l'enregistrer à Portland, Oregon.

    Ce périple états-unien, pétri d’une écriture à la fois plus lettrée et déliée qu’auparavant tout en restant très elliptique, Tété l’a imaginé au cours d’une précédente tournée passée par la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et l’Australie. Ainsi que d’une émission TV musicale de France 5 qui lui permit de sillonner La Nouvelle-Orléans, New York, San Francisco et Miami. Chemin faisant, il a même croisé des Helvètes...encore plus toqués de blues: les Hell's Kitchen.

    Tété est parvenu ici à s’inscrire dans une tradition, à en maîtriser sa grammaire rythmique, sans toutefois renier ses amours pour les sonorités et fluidités pop. Après avoir traité il y a près de quatre ans sous des airs guillerets – façon ménestrel moderne –, d’identité, de racisme, d’exil, de paupérisme, de crise des valeurs au fil de l’allégorique Sacre des lemmings (et autres contes de la lisière), Tété ne se montre pas conceptuel aujourd’hui. Brut et relativement dépouillé, Le Premier Clair de l’aube a préféré l’urgence à la luxuriance. Peu de fioritures orchestrales et de contre-chants ici. La densité des textes antérieurs a aussi fait place à la brièveté, par l’entremise de couplets-refrains élagués aux formes souvent poétiquement précieuses ("Et quand certains jours/De dépit tu te languis"). Un suc littéraire loin d’être inédit dans son répertoire puisque ses lectures de romans et poésies anciens (du XIXe et plus loin) lui ont notamment permis de circonscrire ses idées le long d'A la faveur de l'automne (2003) et L’Air de rien (2001).

    Si le vorace lecteur se considère pourtant encore comme "un auteur laborieux", il avoue que ça va mieux. Et que si les mélodies lui viennent toujours plus facilement, la poésie a jailli plus naturellement que de coutume. De belles images affleurent il est vrai çà et là: comme "Dans la plaie de tes yeux/On devine le venin/Dans le pli de tes nœuds/Un bien curieux parfum" dans "L’envie et le dédain" ou "Fut-ce le temps d’un clin d’âme, d’un refrain/Gagner vos faveurs, vous sertir le cœur" au cœur d’"Ad Libitum". Elles figurent au coeur des treize missives blues-folk de ce Premier clair de l'aube, datées et situées géographiquement, formant au final un recueil de lettres aux agréables préciosités poétiques.

    (L'article dont est principalement extrait ce texte est consultable sur le site du Quotidien suisse "Le Temps")

     

  • Episode XXXI: Loïc Lantoine

    Au début des années 2000, dans le sillage des Biolay, Bénabar, Delerm and co est apparu une nouvelle génération d'auteur-compositeur-chanteur très vite rangée sous l’appellation médiatiquement contrôlée "nouvelle chanson française". Cette nouvelle vague vocale s’apprête en 2010 à célébrer ses dix ans d’existence. Retour dans le désordre sur les albums phares (une trentaine) des trentenaires talentueux qui à leur manière décompléxée ont repris le flambeau des Murat, Miossec, Dominique A ou Katerine des années 90 dont l’écriture leur avait ouvert d’autres voies

     

    LantoineCalme.jpgLoïc Lantoine, Tout est calme (Mon Slip, 2006)

    Avec son frère d'âme François Pierron à la contrebasse, Loïc Lantoine a tissé, sur le fil du rasoir, un tour de «po-éthique» à la fois fraternel, corrosif, bourré de tendresse et de coups de sang. Où ses scansions ne sont jamais illustrées par les cordes de Pierron mais plutôt rudoyées. Cet art des contrepoints fervents finissant toujours par dialoguer et signifier un langage à part. Tellement attentivement à l'écoute du souffle de l'autre qu'on ne pouvait imaginer Loïc Lantoine autrement que sous la forme de ce duo alchimique; hydre à deux têtes où chaque lexique amène sa part à l'édifice. Pourtant, après trois ans de scène commune et la publication de la poésie remuante de Badaboum (2003), le tandem a élargi ses horizons musicaux avec Tout est calme.

    Un deuxième album où percussions, guitares, cuivres et hautbois habillent ou déshabillent les vers percutants de ce Lantoine qui a commencé à brailler ou déclamer ses vers dans les bistrots. Sauf que le brouhaha a sans doute poussé la voix de Loïc Lantoine dans les graves. A parler-chanter avec intensité, quitte à développer une raucité proche de celle d'Arno ou Tom Waits. Les textes, sa voix qui en impose et les orchestrations plus étoffées restent heureusement subtilement entremêlés. Le propos n'a de calme que les apparences: les mots sont chevauchés sur le mode du parlé-chanté ou du récitatif pur par le biais d'interludes.

    "Aujourd'hui dans ce grand bordel/J'essaie d'gueuler en souriant/Et de tracer à tire-d'aile/Un dess(e) in qui unit les gens", affirme Lantoine dans "Cosmonaute". Un élan volontariste qui entrecoupe ses coups de gueule, ses désenchantements, ses engagements. Autant d'histoires citoyennes qui débordent toujours de vie, de fraternité, de trahisons et de contestations. Les sarcasmes de Lantoine - sur les chapelles, sur le milieu artistique ou sur la résignation en général - continuent aussi de faire mouche. Ainsi encore de ceux, à hurler de rire, dispensés malignement sur Johnny Hallyday dans "NNY".

    Au-delà du disque, c'est toutefois sur scène que les imprécations de Lantoine, ses mimiques, ses airs de clown (triste ou non), ses railleries et son immense tendresse prennent toute leur (dé)mesure. Parce que cet homme du Nord, protégé d'Allain Leprest, appelle l'émotion en se livrant sans artifice. La générosité non apprêtée de Lantoine, son écriture précipitée-oxygénée, les fulgurances sonores et la théâtralité globale presque naturelle de ses spectacles font mouche. Un moment d'intensité et de vérité rêvées. Lui qui voulait au départ éviter d'être interprète pour se concentrer sur le fond, sur l'écriture, est désormais l'une des voix les plus captivantes de la chanson francophone. Il aura fallu cinq ans, une première partie des Rita Mitsouko un soir à Paris, des tournées avec les bonimenteurs mélancoliques de La Rue Kétanou et Mon Côté Punk ou briller comme découverte au festival du Printemps de Bourges en 2004 pour enfin voir Lantoine s'imposer. Ce disque au verbe vif et tranchant s'appropriant encore au passage les maux de Christian Olivier, âme des Têtes Raides et patron de son label, devrait sonner la fin de l'accalmie.