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Nouvelle chanson française: dix ans dans le rétro - Page 4

  • Episode XVIII: Pierre Lapointe

    Au début des années 2000, dans le sillage des Biolay, Bénabar, Delerm and co est apparu une nouvelle génération d'auteur-compositeur-chanteur très vite rangée sous l’appellation médiatiquement contrôlée "nouvelle chanson française". Cette nouvelle vague vocale s’apprête en 2010 à célébrer ses dix ans d’existence. Retour dans le désordre sur les albums phares (une trentaine) des trentenaires talentueux qui à leur manière décompléxée ont repris le flambeau des Murat, Miossec, Dominique A ou Katerine des années 90 dont l’écriture leur avait ouvert d’autres voies

     

    Lapointe.jpgPierre Lapointe, Pierre Lapointe (Audiogram, 2005)

    "Dites-moi que vous m'aimez, que je suis le plus beau et le meilleur. Autrement, je vous crache au visage et je quitte cette scène." La réplique arrogante a contribué à révéler l'une des plumes les plus raffinées de la nouvelle vague québécoise. On pouvait l'entendre dans les premiers tours de chant de Pierre Lapointe, dandy épris des sixties et des seventies pop découvert de ce côté-ci de la francophonie au crépuscule de l'an 2000. Et qui, comble de l'ironie, n'avait jamais spécialement songé à chanter, attiré plutôt par l'acte de création pur mais dans le domaine des arts visuels. En scène, pieds nus et attitude précieuse, son rôle de roitelet imbu de lui-même lui a pourtant ouvert les portes de son nouveau paradis terrestre. La posture frisant l'imposture de cet auteur-compositeur et interprète, âgé alors de tout juste 20 ans, n'était destinée en fait qu'à planquer une maladive timidité: "Pour l'atténuer, j'étais obligé de créer ce personnage. Et puis j'avais suivi des cours de théâtre jusque-là surtout. Cela me permettait aussi d'aller chercher les gens par le rire pour les emmener vers mes chansons inconnues."

    Au Québec, où faire rire les spectateurs entre les chansons semble plus important qu'en Europe, le répertoire trempé de surréalisme et de souvenirs nostalgiques qu'échafaude Pierre Lapointe fait rapidement mouche. L'univers fin que forment ses couplets littéraires et maniérés charriant une certaine désuétude de plume recueille une moisson de prix dans différents festivals québécois. Adoubement général passant par le capital Festival international de la chanson de Granby en 2001, là où ont été récompensés par le passé Jean Leloup et d'autres talents.

    Artiste réellement moderne, touche-à-tout citant alors Fantaisie militaire de Bashung et Les Palaces de Brigitte Fontaine comme albums lui ayant donné envie d'écrire, Barbara et Gainsbourg comme chocs musicaux de sa prime adolescence et Charlebois comme Dufresne pour le volet canadien, le premier album éponyme de Pierre Lapointe est paru en mai 2004 au Québec. Il s'y est écoulé à plus de 50 000 exemplaires et a valu au jeune homme le fameux Prix Felix-Leclerc des jeunes talents. Avant de gagner la France plus discrètement l'année suivante. Les chansons de Lapointe, "Le Columbarium" ou "La Reine Emilie", ont servi de tapis sonore à un spectacle de Diane Dufresne; le romantisme classique, entre cordes, piano et percussions frottées, qui enveloppent l'absurde "Octogénaires" évoquant de vieux nymphomanes kidnappant sa mère, s'instille vite dans le cortex. Charme et limpidité mélodique sont aussi omniprésents sur des titres narrant une "Reine Emilie" hermaphrodite ou au fil du poignant et beau "Tel un seul homme" axé sur la solitude et la mort: "Cette mère marie, mère chimère de patrie/Celle qui viendra nous arracher la vie, celle qui comme l'enfant nous tend la main pour mieux tordre le cou du destin."

    Lapointe a l'élégance anachronique de l'âge d'or chansonnier. A son entrée en chanson, il s'est ainsi vu qualifier de chanteur à textes. Il continue de renier vigoureusement aujourd'hui ce malentendu: "Excepté ma théâtralité, je ne vois pas l'affiliation." Et il a raison. Il serait plutôt du côté de Gainsbourg que de Brel, de la famille des Benjamin Biolay ou Albin de la Simone actuels que de Bénabar ou Delerm. Elevé à Gatineau, dans l'Outaouais québécois, ce Lapointe-là apprécie aussi les spectacles conceptuels: Petites chansons laides, Dans la forêt des Mal-Aimés (concert avec un ensemble de musique contemporaine qui inspirera son album suivant) et Pépiphonique aujourd'hui.

    En phagocytant les esthétiques, en expérimentant sans cesse, il se voit "comme un punk faisant de la peinture". L'abstraction, le côté sensoriel, phonétique et rythmique des mots priment pour Pierre Lapointe, qui pense «mieux savoir expérimenter sur scène que sur disque». Il travaille d'ailleurs avec un collectif de photographes et de sculpteurs pour des visuels scéniques et chérit plus que tout les télescopages musicaux entre avant-garde et pop. Autant de fusions qui filteront sur les deux albums suivants de ce dandy pop.

    (Les citations de Pierre Lapointe sont extraites d'un papier personnel paru dans le quotidien "Le Temps" du 6 août 2005)

  • Episode XVII: Camille

    Au début des années 2000, dans le sillage des Biolay, Bénabar, Delerm and co est apparu une nouvelle génération d'auteur-compositeur-chanteur très vite rangée sous l’appellation médiatiquement contrôlée "nouvelle chanson française". Cette nouvelle vague vocale s’apprête en 2010 à célébrer ses dix ans d’existence. Retour dans le désordre sur les albums phares (une trentaine) des trentenaires talentueux qui à leur manière décompléxée ont repris le flambeau des Murat, Miossec, Dominique A ou Katerine des années 90 dont l’écriture leur avait ouvert d’autres voies

     


    Camille - Le Fil.jpgCamille, Le Fil (Virgin, 2005)

    Un Fil aux mille et une voix et à l'ébouriffante richesse harmonique qui orchestre une sidérante plongée intime entre soul, jazz, pop et chanson. Un ovni discographique dans le paysage chansonnier dont les facettes oscillent entre sophistication et candeur, esprit ludique et états d'âme poignants, traits de jouvence et maturité solide. Le fil d'Ariane de Camille - Parisienne de 27 ans qui tirait la langue aux cérémoniales Victoires de la musique où elle avait été sacrée deux fois en 2006 et qui joue parfois à la punkette surexcitée-grimée en scène- réussit ainsi à parcourir toute la gamme des émotions musicales. De la hargne funk à l'abandon lyrique des années 30 façon Piaf, via les transes africaines et la sensualité feutrée de la nu-soul américaine.

    Avec, en guise de basse continue et de train fantôme, une seule note de voix tenue sur toute la longueur de l'album. A la sortie de ce Fil aussi équilibriste qu'équilibré, la caméléone et virtuose chanteuse détaillait ainsi la genèse de cette idée originale: "Si l'on prend toutes les musiques du monde, on s'aperçoit que la plupart utilisent un bourdon, une tonalité qui ne change pas. Cette capacité à se poser sur une ligne, à garder une base forte, c'est quelque chose qui manque à la musique occidentale. Et peut-être même à la culture occidentale dans son ensemble."

    Camille en a réhabilité le principe sous nos cieux. Elle en a par ailleurs profité pour y suspendre tout autour ses métaphores existentielles, ses airs de "jeune fille aux cheveux blancs" qui ne lassent toujours pas. "Avec cette image toute simple, je voulais décrire à la fois le propos musical et la teneur de mes textes, qui parlent beaucoup de ruptures, de la façon dont on garde le fil tout en traversant toutes sortes d'états. Le fil conducteur, c'est cet espace extrêmement ténu qui nous accompagne quoi qu'il arrive." Contorsionniste, funambule, élastique, transformiste certes, mais avec toujours une ligne d'horizon fluide en tête, Camille déverse avec la même souplesse et candeur gros mots et drôleries, incongruités et truismes ou vérités.

    De jeux de rôle en jeux de langue et langage, elle a affirmé les multiples visages que sa jeune carrière a révélés depuis Le sac des filles, premier disque espiègle et insolent paru en 2002. Qu'elle campe les choristes de luxe et désinvoltes pour le précieux Jean-Louis Murat ou les trop discrets Gérard Manset et Franck Monnet; qu'elle interprète en anglais des reprises de tubes new wave façon bossa-nova pour le projet au succès faramineux Nouvelle Vague ou qu'elle prête son souffle aux chansons de son ancien guitariste Sébastien Martel, elle surprend souvent. Et détonne toujours. Posée et téméraire, caractérielle et lunaire, polyglotte, Camille sait être tout cela. Une saine et profitable versatilité pour ce phénomène indolent.

  • Episode XVI: Berry

    Au début des années 2000, dans le sillage des Biolay, Bénabar, Delerm and co est apparu une nouvelle génération d'auteur-compositeur-chanteur très vite rangée sous l’appellation médiatiquement contrôlée "nouvelle chanson française". Cette nouvelle vague vocale s’apprête en 2010 à célébrer ses dix ans d’existence. Retour dans le désordre sur les albums phares (une trentaine) des trentenaires talentueux qui à leur manière décompléxée ont repris le flambeau des Murat, Miossec, Dominique A ou Katerine des années 90 dont l’écriture leur avait ouvert d’autres voies

     

     

    BerryMademoiselle.jpgBerry, Mademoiselle (Mercury, 2008)

    Berry dévoile des mots aux fêlures touchantes. Et paraît aussi fragile que les chansons de son Mademoiselle, galop d’essai discographique sensible et délicat. Vêtu de peu (avec une dominante de cordes soyeuses), la frêle demoiselle égrène son indolente poésie des sentiments amoureux. Avec pudeur et sens des métaphores, Berry habite ses fragilités de cœur avec quelques détours par le blues et le jazz sur ses (dé)routes folk-pop.

    Rien de révolutionnaire certes, mais le style sans manière est d’une folle et surannée élégance. Comme un écho aux débuts vaporeux et plein de spleen de Keren Ann ou Coralie Clément ou à une plus lointaine Françoise Hardy. Pourtant, côté francophone, la jeune femme originaire de Poitiers préfère citer Barbara, Brassens et, surtout, Gainsbourg, "son absolue passion". Gainsbourg s’enflamme-t-elle, "il ne se passe pas une semaine où je ne l’écoute pas! Il a été à l’adolescence le lien entre tout ce que j’avais écouté. Barbara, Brassens, les Stones, les Beatles, Joni Mitchell, Marianne Faithfull. Et qui surtout n’appartenait pas à mes parents. Il faisait un pont entre mes influences anglo-saxonne et francophone, tout en étant subversif; parfait pour l’adolescence. C’est un ami qui n’a cessé depuis de m’accompagner. Il s’est personnifié. Et comme je suis de nature plutôt fidèle et très obsessionnelle, voire monomaniaque, je l’écoute systématiquement. Je le chante même avant de monter sur scène avec mes musiciens".

    Fil conducteur d’une vie qui est passée par le théâtre avant d’embrasser quelque peu par hasard la chanson, Gainsbourg s’entend ou se devine d’ailleurs en toile de fond de Mademoiselle. De façon flagrante musicalement comme dans "Chéri", premier des deux poèmes de Verlaine extrait du recueil Chansons pour elle et autres poèmes érotiques que Berry a adapté. Et plus incidemment textuellement sur "Enfant de salaud", où parmi des insultes plus abominables qu’elle profère d’une voix douce, Berry évoque "un vieux scélérat".

    La poésie, Berry l’a en tout cas dans la peau. Griffonnant des textes sur des bouts de papier depuis l’enfance, ayant dévoré et usé Cantilène en gelée, recueil de Boris Vian daté 1949. Elle nourrit une véritable fascination pour la poésie. Apollinaire et Verlaine, dont elle a adapté littéralement les poèmes les moins "pornos" de Chansons pour elle, figurent aussi dans son panthéon.

    Si une jolie formule telle "Un Smith & Wesson qui colle à la tête comme un homme" ("Mademoiselle") aurait pu être écrite par Gainsbourg, Berry impose heureusement son propre sceau sur ses maux de l’âme qui sont à mille lieues de toute description du quotidien. Un spleen plein de charme innerve ses douze premières chansons très intimes paradoxalement portées par un tube intitulé "Le bonheur".

  • Episode XV: Thomas Winter & Bogue

    Au début des années 2000, dans le sillage des Biolay, Bénabar, Delerm and co est apparu une nouvelle génération d'auteur-compositeur-chanteur très vite rangée sous l’appellation médiatiquement contrôlée "nouvelle chanson française". Cette nouvelle vague vocale s’apprête en 2010 à célébrer ses dix ans d’existence. Retour dans le désordre sur les albums phares (une trentaine) des trentenaires talentueux qui à leur manière décompléxée ont repris le flambeau des Murat, Miossec, Dominique A ou Katerine des années 90 dont l’écriture leur avait ouvert d’autres voies

     

    Winter&Bogue.jpg

    Thomas Winter & Bogue, Sur la colline (Virgin, 2005)

    L'écriture est aussi rêche qu'allusive, et souvent désabusée. Thomas Winter et Bogue, duo parisien cultivant des fleurs de poésie dans les interstices du bitume urbain, s'étaient révélés d'un coup mi-2003 grâce à un chapelet de chansons séditieuses. Sur fond d'électro-rock chaotique, le tandem privilégiait les métriques épileptiques dans un premier album éponyme gorgé d'une sourde mélancolie et d'une certaine rancœur sociale. Entre cassures de rythme et prose elliptique ou effrontée, voix de tabac froid passée au vocodeur, accouplements d'électricité, d'acoustique et d'électro-disco froide, les chansons de Winter et Bogue esquivaient alors toutes les suavités.

    Un côté animal émanait de cet accouplement improbable de Brel, Gainsbourg, Taxi Girl, Suicide, The Cure, Noir Désir et de hard rock. Au sein duquel les fausses versifications concassées pouvaient prendre des allures telles que "Allez, viens vite/Mets-lui la langue/Ne sois pas farouche/Ouvre grand la bouche/Allez viens petite/Il faut qu'ça tangue/Ne sois pas farouche/Les sens-tu qui se touchent?" ("Allez, viens petite"). La paire excentrique, déroutante plus que détonante, pratiquait aussi à merveille l'autoflagellation et les complaintes aux arrière-goûts désenchantés, voire outrageusement sexuels. Ainsi de «Batifole», titre phare au final orgasmique dont le clip vidéo aurait très bien pu être classé X, avec l'apparition de Thomas Winter, bras en croix, en jouet charnel de deux stars pulpeuses du porno.

    Au cours de ce deuxième disque au gentillet nom de Sur la colline, Thomas Winter (chant, textes) et Bogue (guitares, compositions) ont plutôt penché pour une forme plus classique de chanson. En faisant œuvre de dépouillement instrumental d'abord, puis en s'appuyant davantage encore sur la voix sensuellement rauque de Winter, le répertoire laisse davantage sur le bas-côté les effets et les styles sonores de l'ex-contre-culture rock. Une émancipation qui n'altère en rien la force crue des mots, la pertinence de compositions bâties sur des mélodies évidentes.

    Sur la colline sent une fois de plus le vécu de Thomas Winter à plein nez. Un disque de chair, de sueur, de désillusions, de ruptures et de momentanées éclaircies. Deuxième extrait du carnet de bord que cet ancien jardinier municipal et ouvrier agricole saisonnier a imaginé au sortir de dures journées de labeur, Sur la colline intègre aussi des textes écrits plus récemment. Au "Balayeur", à "L'automne" ou à "J'me sens vidé", chansons éloquentes du premier album, répondent à présent des chansons où l'air se fait moins suffocant: "Partir", "L'océan", "Libre".

    Autant d'instantanés fugaces, comme des poèmes retaillés pour une forme chantée, qui n'excluent pourtant nullement les maux et les regrets de leurs horizons éphémères. Un souffle vénéneux qui constitue sans doute aussi la marque de fabrique de Thomas Winter, trentenaire tatoué au visage d'ange rock déchu capable de faire jaillir des étincelles de poésie dépitée dans la grisaille d'une zone industrielle, de s'imaginer sans ridicule en «French lover» romantique dans un morceau de surf rock à la californienne, de conter des amours sordides avec une élégance sidérante.

    Mais c'est sans doute au fil de "Je suis", chanson-ADN, que Thomas Winter se révèle le mieux: "Je suis un mélancolique en demeure/Je suis l'osmose sexuelle refoulée/Je suis un toxicomane potentiel/Je suis le rêveur amnistié/Je suis un branleur conditionné/Je suis l'artiste de mon malheur/Je suis l'overdose qui t'écœure/Je suis un poète de fond de panier/Je suis l'écrivain périmé/Je suis une bite pour les grosses pouffes/Je suis un spasme qui t'étouffe/Je suis la vérité à renier […]". Inventaire vertigineux, défiguration d'une âme en peine, chanson vérité ou fantasmée par un homme maudit, "Je suis" constitue le sommet versatile et intense de Sur la colline. Chez Thomas Winter et Bogue, hélas ou tant mieux, les mots finissent toujours par peser malgré des climats musicaux d'humeur moins maussade. Cet univers sans faux semblants, ces dérives aussi réalistes qu'existentialistes ont en tout cas plu à Benjamin Biolay, qui souffle quelques notes apaisées de trompette et s'est occupé des arrangements de cordes sur deux titres. Histoire de contenir la tornade de sentiments marqués au fer rouge crachés par cette alliance jamais contre nature que forment Winter et Bogue.

  • Episode XIV: Joseph d'Anvers

    Au début des années 2000, dans le sillage des Biolay, Bénabar, Delerm and co est apparu une nouvelle génération d'auteur-compositeur-chanteur très vite rangée sous l’appellation médiatiquement contrôlée "nouvelle chanson française". Cette nouvelle vague vocale s’apprête en 2010 à célébrer ses dix ans d’existence. Retour dans le désordre sur les albums phares (une trentaine) des trentenaires talentueux qui à leur manière décompléxée ont repris le flambeau des Murat, Miossec, Dominique A ou Katerine des années 90 dont l’écriture leur avait ouvert d’autres voies

     

     

    D'AnversChosesEnFace.jpgJoseph d'Anvers, Les Choses en face (Atmosphériques, 2006)

    "Le jour se lève sur vos vies, un peu plus usées aujourd'hui". Et pourtant... la vie de Joseph d'Anvers se trouve assurément à l'aube d'un jour nouveau. Même si d'autres rimes-déprimes du jeune homme originaire de Nevers, dans cette Nièvre tout sauf mièvre, peuvent susciter d'aigus malentendus: «La vie est une putain qui nous prend par la main/La vie est une putain qui n'attend pas demain». Après bien des doutes et dévers, il n'a pourtant jamais renoncé. Et le premier corpus de quatorze chansons que dévoile Les Choses en face ne broie pas que des idées noires. Au détour des maux à vif, des «matins blêmes» et des émois nocturnes surviennent aussi lueurs d'espoir et petits enchantements.

    Le rock sombre engendre une pop aux mélodies sautillantes; cordes et cuivres nuancent les zones obscures pour chasser en catimini les airs chagrins et de subtils éclairages rythmiques déglacent en contrechamps les pesantes atmosphères. Joseph d'Anvers, en auteur-compositeur-interprète aussi accompli que malin, sait juxtaposer les dualités, déjouer les pièges de l'uniformité sonore. En funambule sur le fil de ses démons intérieurs (amour-absence-solitude), en chroniqueur réaliste de la grisaille qui environne son périmètre parisien, il débrouille les nœuds de ses mélancolies enfouies. Convictions et talent parachèvent cette première œuvre aux clairs-obscurs captivants. En exil parisien, le chanteur de 29 ans se profile comme l'un des voix à suivre au sein de la nouvelle scène.

    Le cheminement aura été long pourtant avant que Joseph d'Anvers puisse enfin entrevoir l'endroit d'un état d'esprit laminé. Quelques années d'errance à la lisière de Pigalle et Barbès, quand les nuits sont toujours plus belles que les jours. De nombreux détours dans les bars aussi, de concerts en bouts de comptoirs. Avant que tour à tour les conseils de Daniel Darc, le Fair (Fonds d'action et d'initiative rock qui a soutenu IAM, M, Katerine, Louise Attaque, Alexis HK ou Dionysos) et la compilation CQFD 2005 des Inrocks remettent d'Anvers d'aplomb.

    De ce passé affecté, le chanteur a extirpé des couplets-refrains sans faille. Même si l'obsession des rimes parfaites finit parfois par alourdir les chansons. Au cœur de ces Choses en face, touchantes de sentiments peinés autant que de peines pas tout à fait cicatrisées et d'illusions retrouvées, cet ancien chef-opérateur aspiré par le désir de chansons prend aussi une belle revanche sur une première destinée hasardeuse. Du cinéma à la chanson, il n'y avait qu'un pas. Fait sans faux pas ni imposture, son répertoire s'aère et trouve quelques béquilles à son désarroi. A l'instar de Bénabar et d'autres passionnés du septième art qui ont trouvé dans les versifications scénarisées un joli décor pour une vie chantée rêvée, d'Anvers séquence son film existentiel.

    Sans ironie toutefois, sans accents balloche ou musette, Les Choses en face s'appuie plutôt sur des compositions aux teintes pop, rock et folk anglo-américaine. Avec quelques touches de cordes dont le lyrisme pesé souligne les traits d'amertume du vocabulaire. Recueil d'écueils instantanés, ces chansons du fond du cœur surgissent sans faux-semblants: "A Contretemps", "On reste seuls au monde", "Les Trêves", "La Brèche", "Les Cicatrices". Ailleurs, Joseph d'Anvers observe le triste cirque du monde: "La Valse des gens", "Pigalle" ou le magnifique "La Vie est une putain", dont le refrain dédoublé par la voix charbon ou criarde de Miossec constitue l'un des climax de ce disque-mise au point.